
Le Wayfarer

Récits
2 juillet 2025
Temps de lecture
393 AC
Je passe sans m'attarder devant les étals des excavateurs, jetant tout de même des regards à droite à gauche, juste au cas où. Déposé à même le sol, sur des couvertures étalées ou des planches en bois surélevées, tout le fatras qui a été remonté depuis les profondeurs de la Cité des Sages s'entasse dans un salmigondis confus. Avant d'arriver là, le fruit des fouilles passe par le tamis des Ordis pour tout ce qui peut avoir une importance historique — frontispices de pierre noire, veinés d'or et finement ouvragés, recueils aux couvertures cassantes... —, et à travers le filtre des Axiom aussi, si les vestiges présentent le moindre intérêt technologique.
Tout le reste échoue ici, comme du bois flotté sur la grève après que la tempête a fait rage. Il y a pour les collectionneurs des blocs moins décorés, de toutes formes et de toutes tailles, qui trouveront au final leur place en Asgartha, sur les bureaux et les rayonnages des bibliothèques, comme serre-livres ou presse-papiers... Il y a aussi pour ceux qui le souhaitent de petits galets, silex ou cailloux, que certains artisans proposent de polir et de sertir, afin d'envoyer un souvenir, sous la forme d'un bijou, aux proches qui sont restés au pays.
Peu à peu, les arguments de vente des marchands, bien rôdés et scandés à tout va, laissent la place au fumet alléchant qui émane du Mess. Dans l'air flottent des odeurs sucrées, salées, fleuries, ainsi que des effluves de viandes rôties. De fines tentures rouges ont été tendues au-dessus des tables et des banquettes, formant presque un chapiteau ondoyant autour du food court. Il n'y a pas encore beaucoup de monde, à cette heure de l'après-midi, même si quelques personnes patientent tout de même à chaque stand. Je me serais bien laissée tenter, mais Bash m'attend, et je me sens encore fautive pour la déconvenue de la dernière fois.
Bip, biiiip.
"Oui, tu auras de l'huile une fois qu'on sera arrivés", maugréé-je à destination de mon Alter Ego.
Comme une mouche d'une certaine taille, il furète de table en table, scannant tous les plats que les explorateurs ont commandés. Je vais pour lui dire de les laisser tranquilles, quand une ombre passe au-dessus de moi. Je lève la tête.
À quelques dizaines de mètres de hauteur, la scène Lyra dérive lentement dans le ciel azuré, où subsistent encore les quelques vapeurs moirées qui datent de la dernière perturbation de Tumulte. Je me rappelle soudain que le concert de BLISS! aura lieu ce soir, après avoir été décalé une première fois la semaine passée. Je soupire, tiraillée entre l'idée d'y passer une tête ou de me calfeutrer dans mon atelier pour étudier davantage les reliques de la cité ensevelie. Je verrai le moment venu.
À côté de moi, Oddball lance une trille enthousiaste.
"Peut-être, chenapan. Peut-être."
J'avance sur des poutrelles pour éviter que mes lames de course ne s'enfoncent dans la terre meuble de la Chape, sautille en direction d'un chaos de blocs de pierre pour esquiver une allée de graviers. Subhash a installé ses établis à la lisière du gouffre, au plus proche des ascenseurs dans un capharnaüm de pièces détachées.
Marmo est bien entendu le premier à nous remarquer, et il vient nous accueillir en jappant, agitant la queue et tournant autour de nous pour nous inviter à jouer. Je m'agenouille tandis qu'il tente de me donner des coups de museau, même si je parviens à détourner sa truffe froide et sa langue humide avant qu'il ne vienne lécher mon visage.
Biiiip, bip, bip, bip ?
"Oui, vous pouvez aller jouer."
Tout en vrombissant, Oddball se met à foncer vers les tas de ferrailles, avec Marmo à ses trousses. Je les regarde un temps se pourchasser tour à tour, slalomant entre les monticules de rebuts, avant de me diriger vers l'atelier de Bash. Je ne tarde pas à le trouver, la mine pensive et faussement désœuvrée. C'est un peu comme s'il était perdu dans son propre foutoir, et que son fatras était le miroir du labyrinthe de ses pensées.
"Alors, ça mord ?"
Il se tourne vers moi comme si je l'avais tiré d'une rêverie. Encore dans la lune, il jette un nouveau regard sur la pépite ambrée qu'il tient dans la main, avant de la reposer sur son plan de travail, comme une gourmandise à laquelle il n'est pas raisonnable de céder.
"Tu parles de quoi ? De mes rendez-vous galants ? De tout ce toutim ? Ou simplement de menu fretin ? T'as l'embarras du choix.
— Houlà, j'ai touché une corde sensible ?"
Il se passe une main sur le visage, puis sur sa barbe, qu'il a bien laissée pousser ces dernières semaines.
"Les trois sont au point mort, si tu veux tout savoir…
— Même avec la journaliste ?
— Quoi, quelle journaliste ?" fait-il avec un brin d'abasourdissement exaspéré.
"Tu le sais très bien", lui dis-je avec une expression malicieuse, sachant pertinemment qu'il va me remettre à ma place.
"Je sais surtout que certaines personnes devraient arrêter de se mêler de ce qui les regarde pas !"
Je lève les mains en l'air en signe de reddition.
"OK, OK, mea culpa ! Mais plus sérieusement, tu as pu avancer dans tes recherches ?"
Il se met à soupirer, donnant un petit coup de pied dans le tréteau qui soutient sa table.
"Quand on a découvert le fluide, j'ai eu la certitude... Non, laisse tomber, c'est stupide.
— La certitude de quoi ?"
Il secoue la tête.
"Tu vas me prendre pour un imbécile.
— Vas-y, balance. C'est pas comme si j'avais pas eu mes propres déboires.
— Un temps, je me suis dit que ça pouvait être du Kélon solaire..."
Je m'assieds sur un rebord de tôle pour reposer mes cuisses un peu endolories.
'Tu parles à celle qui, gamine, rêvait d'explorer la Cité de Lumière. Et même si je me dis que c'est bête, j'ai toujours l'espoir de la trouver quelque part dans le Tumulte."
Bash reste silencieux quelques instants.
"Ouais, ça me rassure de savoir qu'il y a toujours plus cruche que moi..."
Je saisis une pièce métallique et la lui lance à la figure. Il l'esquive, hilare, avant de décréter un temps mort en me faisant un geste de ses mains.
"Le fluide a des propriétés énergétiques, c'est sûr. Tout pointe dans ce sens. Il reste seulement à savoir comment l'exploiter.
— Un 'seulement' qui peut prendre une éternité, me permets-je d'ajouter. C'est quelque chose qu'on savait déjà en quittant le Cais Adarra. La machine s'est mise à fonctionner…
— Sauf qu'on a que cette machine, et aucun moyen de le répliquer. Ce qui prend des plombes, c'est adapter ça à notre matos. Alors oui, ça prend plus de temps que prévu. Mais l'avantage, c'est qu'on en trouve des masses là-dessous. Il y a des silos, des citernes, plein d'endroits où il a été stocké en volumes conséquents. Mais…
— On sait toujours pas ce que c'est, c'est ça ?"
Il hausse les épaules.
"J'ai entendu des rumeurs, que ça pourrait être d'origine organique... Si on savait, peut-être que ça nous donnerait des pistes pour l'utiliser efficacement.
— Les botanistes..."
Il claque des doigts et m'interrompt soudain.
"Tu penses pas que les Muna…
— Euh…
— Il doit bien y en avoir un ou deux qui travaillent pas à la Ferme. Si j'arrive à les débaucher, peut-être que..."
Il se frotte le menton et se tourne vers moi.
"L'Exalt d'Anthea, Arj..."
Je vois soudain ses yeux s'écarquiller et je le dévisage avec une mine interrogative, avant de remarquer qu'il est en train de regarder par-dessus mon épaule. Lentement, je me retourne tout en me redressant sur ma plaque de tôle gondolée.
Au-dessus des hautes falaises du cratère, jusque-là masquée par les nuages indolents, une silhouette obscure est en train de se dévoiler, amoncellement incohérent de bicoques bigarrées et de toitures chamarrées. J'aperçois en premier lieu ses ballons gonflés d'hélium, de toutes tailles et de toutes formes : un grand visage peinturluré comme celui d'un clown, une baleine bleue, des poussins grotesques... Puis je pose les yeux, tout au sommet de la ville volante, sur un amas de mobiles et de planétaires, surmonté d'un croissant de lune comme recouvert de feuilles d'or... Avec ses chapiteaux, on dirait un grand cirque, ou un parc d'attractions épinglé dans le ciel.
Je le reconnais immédiatement. Le Wayfarer, Sahanka du Clan Tisdhera…
Je me relève, ne prêtant presque plus attention au visage ébahi de Bash. Je sais qu'il faudrait que je lui dise quelque chose, mais c'est déjà trop tard. Je suis déjà en train d'avancer en direction de la cité suspendue, hypnotisée, prise d'un élan irrépressible, comme envoûtée par le chant d'une sirène. C'est plus fort que moi, je me mets à courir. Je saute au bas d'un méli-mélo de pièces mécaniques, et sprinte aussi vite que possible.
Au loin, le Wayfarer survole désormais la Chape. Il vient du sud-est, comme s'il avait lui aussi suivi la trouée passagère qui s'était créée dans le Tumulte.
Je cavale, passant à côté de flâneurs en train de lever les yeux au ciel, ou de pointer du doigt. Je me hâte, sans m'intéresser au camp qui est en train d'entrer en effervescence. Des hoquets de surprise, des exclamations... Toute l'enclave a les yeux rivés sur la gargantuesque cité Lyra, comme si le temps s'était suspendu, comme si le bivouac s'était figé.
Peu à peu, la stupéfaction et la confusion font place à l'allégresse, et j'accélère. Je traverse la grand-place sans m'attarder, parviens à la lisière du campement. Fascinée, je contemple les ballons — en forme de tête de chat, de tortue, de poisson rouge — qui dérivent nonchalamment dans l'air, comme les têtes d'une hydre burlesque…
Qu'est-ce qu'un autre Clan Lyra fait ici ? Est-ce qu'il se joint en fin de compte à l'Effort de Redécouverte ? J'ai beau savoir pertinemment que mon allégeance va désormais à l'Axiom, mon sang réagit instinctivement, et au quart de tour.
Tandis que je fends la mer herbeuse, fouettée par une brise joyeuse, je vois que le Wayfarer s'est positionné non loin de l'Ouroboros. Les deux villes échangent entre elles à coups de signaux lumineux, alors que des nacelles tombent de la cité nouvellement arrivée, comme des paniers d'osier descendus au bout de cordes.
Bientôt, les allées du cantonnement provisoire accueilleront les peintres et les clowns du Clan Tisdhera. Les bouffonneries tragi-comiques se mêleront aux spectacles de funambulisme, les saynètes cocasses côtoieront les tours de prestidigitation... Et je verrai les peintres colorer le monde de leurs pigments extravagants…
Je ralentis, essuie la sueur sur mon front et tente de calmer ma respiration. Je lève les yeux, dans l'ombre prodigieuse de la cité, alors que d'autres cabines sont en train d'être abaissées. J'ai la tête qui tourne, et sans que je ne sache vraiment pourquoi, j'ai le cœur qui bat la chamade.
Oddball me rejoint enfin, émettant de petits bips stridents et inquiets. Mais je lui souris, et le prends dans mes bras, pour lui faire comprendre que tout va bien.
"C'est l'un des neuf Clans..."
J'ignore pour quelle raison il a décidé de nous suivre, mais en cet instant, ça n'a que peu d'importance. J'ai les larmes aux yeux, sans explication aucune. Mais il n'y avait pas à chercher plus loin, il convenait juste de ressentir la joie de cette arrivée inopinée.
"Sierra !"
Je me fige soudain, tandis que mon cœur se serre dans ma poitrine. Je reconnaîtrais cette voix entre mille, car elle est gravée en moi au fer rouge. Mes larmes roulent en gros bouillons sur mes joues, tandis que tout mon corps se met à trembler.
Je me tourne vers la voix qui m'a appelée, alors que la mienne se casse...
Lis la suite de l'histoire dans le texte lore de la carte Poignantes Retrouvailles!