L’Affamé

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  • 3 septembre 2025

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5 minutes

393 AC

Extrait du journal de la recrue Alfie Phillips, matricule 2187 de l'Aegis, officier des transmissions de la section 57 des Corps expéditionnaires.

Mardi 12
C'est aujourd'hui qu'on descend. Je suis un peu fébrile. Les autres gars aussi. Il paraît qu'on va descendre très profond. Le sergent dit qu'il y aura de l'action. Je suis pas pressé de lui donner raison. J'ai bien suivi l'entraînement et je suis plutôt en forme ces temps-ci, donc je suis assez confiant... Et très curieux de voir ce qu'il y a en bas... Ce matin, on nous a levés à l'aube (j'étais tellement nerveux que j'ai pas dormi de la nuit). Tout le monde a avalé sa ration au Mess. Hestia m'a même donné du rab en souriant. Puis on s'est dépêchés de passer à l'intendance. Le sergent râlait parce qu'on avait pas reçu les bons de retrait d'expédition souterraine. L'intendant voulait pas nous confier l'équipement dédié à ce type de patrouille. Il a fallu qu'on attende la confirmation des instances logistiques. Heureusement, l'officier supérieur a fait jouer ses contacts via le Gestalt, et on a attendu qu'une heure. Le paquetage est lourd, mais l'uniforme est assez confortable. C'est toujours mieux que celui du Storhvit.

On est descendus par l'ascenseur. C'était assez laborieux... Et un rien angoissant. Arrivé en bas, j'étais choqué par la verdure du Sous-Bois et la lumière diffuse qui y règne. Mais on en a pas profité longtemps. Le sergent nous a laissé cinq minutes, puis on est repartis. Très vite, le paysage a changé. On s'est retrouvés dans une ville en ruine. Il a fait de plus en plus sombre et de plus en plus froid. Heureusement, le nouvel uniforme est bien isolant. On a croisé des coursiers Bravos. Ils sont pas restés pour faire la causette. Ils avaient tous l'air un peu hagards. L'officier dit que c'est parce qu'ils boivent trop de bière à la Sève. Moi je crois plutôt qu'ils ont été pas mal secoués. On a continué à marcher dans les ruelles de la vieille ville. C'était vraiment sinistre. On avait tous l'impression qu'on nous épiait en permanence. Le caporal nous a raconté que, des fois, on peut voir des scènes du passé se jouer ici, comme des pièces de théâtre fantôme. Moi je crois qu'il voulait juste nous foutre les jetons.

On a fini par arriver au campement. C'est une sorte de chantier de fouilles. Y'a plein de scientifiques qui cherchent des artefacts et des reliques dans un ancien bâtiment. Une université, je dirais. Ils avaient l'air assez contents de nous voir. Notre médic s'est occupé de plusieurs blessés légers, mais il a dit qu'il valait mieux qu'ils remontent. Visiblement, ils ont été attaqués quelques nuits avant. Une ou plusieurs créatures (on a pas bien compris, j'avoue) leur sont tombées dessus. Spectres ? Fantômes ? En tous cas, ça laisse des blessures étranges, des griffures, un peu comme des brûlures. On a doublé les plantons pour surveiller le périmètre selon les ordres de l'officier. Les gardes habituels en ont profité pour rapatrier leurs blessés en haut pendant qu'on faisait leur job. Ils sont revenus le lendemain matin, et on est repartis. Les gars du chantier ont un peu tiré la tronche quand on a repris la descente. Ils avaient peur, je crois.

Mercredi 13
On a continué à traverser la ville. Y'avait quasi que des décombres, un champ de gravats. Et c'est là que je l'ai sentie. Cette impression étrange. Une pression. Ce n'était plus cette sensation d'être épié. C'était carrément le sentiment qu'on était dans mon dos. J'étais pas le seul. J'ai vu les autres jeter des regards derrière eux. Personne racontait de blagues ou chantait. On avançait, silencieux et soucieux. Les murs délabrés, les maisons effondrées, les bâtiments croulants... Tout semblait prêt à nous agresser. Comme si les constructions abritaient en leur sein une menace qui nous suivait à la trace, passant d'une ruine à l'autre. Le sergent nous a fait doubler la cadence. Il était pas à l'aise, ça se sentait.

On a quitté les chemins balisés pour entrer dans un réseau de boyaux. On a tous pris nos lanternes. On a dû ralentir, car le chemin était difficile. L'étroitesse des couloirs nous a pas aidés à nous séparer de notre anxiété. On a fini par arriver à une sorte de labyrinthe, avec des escaliers et des passerelles dans tous les sens. Le sergent et l'officier avaient l'air assez surpris. Ils arrêtaient pas de se chamailler à propos d'un plan. Finalement, c'est un Eidolon qui est venu nous aider à trouver notre chemin. Un type assez sympa. Thésée je crois. Sa présence nous a bien soulagés. Et on est repartis de plus belle. Lorsqu’on est finalement arrivés à notre lieu de campement, il a disparu rapidement. On était entourés de pierres gravées, de toutes tailles ; certaines flottaient dans l'air. C'était très bizarre. On a monté le camp. C'est là que les ennuis ont vraiment commencé. La sensation de peur est revenue, plus forte qu'avant. Puis, c'est des cris qui nous ont alertés. Les traînards se sont fait accrocher par quelque chose. On est partis en arrière. Le sergent hurlait des ordres. Le Gestalt marchait pas bien. C'était confus. On courait au jugé, on se bousculait, sans savoir quoi faire, ni comment. On a fini par rejoindre l'arrière-garde. Ils affrontaient des sortes de mains griffues qui sortaient des parois du couloir. Ils hurlaient lorsqu'ils étaient touchés. On donnait des coups aux spectres, mais rien n'y faisait : ils continuaient à s'en prendre au groupe qu'ils avaient cerné et acculé dans un coin. L'officier a sorti ses parchemins (je l'ai vu du coin de l'œil tandis qu'il me chargeait de sortir un camarade ceinturé par les griffes). Il a lâché une pluie d'origamis sur les formes spectrales. Ça les a déchiquetées net. On a fini par se débarrasser des agresseurs. J'étais couvert de griffures et je tremblais comme une feuille, mais ça allait. Une poignée de mes camarades sont morts. L'officier a demandé à ce qu'on reste groupés. Il a dit de pas s'éloigner du camp, et rappelé toutes les directives en cas de danger proche. Le sergent à fait recouvrir les corps des défunts. On leur a réservé un emplacement précis. C'était triste et effrayant. On a monté le camp, mais personne a réussi à dormir. Toute la nuit, j'ai eu l'impression de revivre la scène. Y'en avait même qui se souvenaient plus de ce qui s'était passé, tellement ils étaient sous le choc. Et lorsqu'il a fallu se lever pour repartir, j'ai eu l'intuition que cette journée allait être horrible.

Jeudi 14
Le premier choc de la journée a eu lieu dès qu'on a fini de lever le camp. Le sergent a dit qu'on allait laisser les corps ici et qu'on avertirait le Mesektet pour qu'il vienne les récupérer. On a protesté, mais l'officier est intervenu. Il a dit qu'il fallait privilégier la mission et se rendre immédiatement au Tombeau des Sages pour reprendre contact avec le vaisseau. Qu'on reviendrait prendre les autres avec des renforts. Que ça serait moins dangereux si on était plus rapides. On a fini par se taire, comme toujours dans ces cas-là. Tout le monde a repris son sac direction le Tombeau.

On avançait pas vite. On était fatigués. On avait la tête en vrac. J'avais le sentiment que mon crâne allait exploser. Comme une gueule de bois. Je me souvenais même plus de ce que j'avais becté au Mess, quelques jours plus tôt. J'étais vidé. Et vu la tronche que tirait mes camarades, ils vivaient des tourments similaires. On a avancé comme une colonne de zombies. Nos chefs semblaient tout aussi perturbés, chuchotant des trucs, regardant dans tous les sens... Si la peur était une matière, alors on a marché dedans toute la journée. À mi-parcours, on s'est arrêtés dans une série de couloirs triangulaires très bizarres, aux parois lisses et sombres. On se serait crus dans un temple ou un caveau. Mais ce qui m'obnubilait le plus, c'est que je me souvenais même plus du visage de mon frère. C'était comme s'il était flou, dans ma mémoire...

Ça s'est passé très vite. Un immense voile noir est tombé du plafond. C'était froid et gluant, comme une pluie. Le plus horrible, c'est que la seconde suivante, on voyait plus rien. Rien du tout. Pas même notre voisin le plus proche. Et puis ça a commencé à crier : des hurlements, des râles. Comme les autres, je savais pas quoi faire. Dans la panique, on se bousculait, on se piétinait. Le Gestalt était muet. Le chaos s'est emparé de nous. J'allais dans une direction, espérant trouver des hommes, de la lumière, des ordres. Mais j'avais juste cette peur qui me tiraillait le ventre, et du magma en fusion à la place du cerveau. Y'avait des clameurs autour de moi, et de temps à autre un corps qui me heurtait. Dans l'agitation, suite à un choc avec un camarade (enfin, je crois), j'ai lâché ma lance. Le tintement métallique de la pointe sur le sol m'a momentanément sorti de l'état d'affolement dans lequel je me trouvais. Je me suis instinctivement baissé pour la ramasser, à tâtons. Et c'est là que j'ai aperçu un rayon de lumière, au ras du sol. Un espoir. Je suis parti dans cette direction sans réfléchir. Le bruit du massacre s'est éloigné, a diminué. Et brusquement, je suis sorti du voile et me suis retrouvé à côté du caporal. Il était à genoux, à côté de sa lanterne posée sur le sol. Il se tenait la tête entre les mains en gémissant. J'ai tenté de le sortir de son malaise, sans succès. Je me suis alors retourné, et la vision était cauchemardesque : j'ai vu des silhouettes apparaître brièvement et disparaître dans une sorte de brouillard très sombre. Ils criaient tous avec des voix aiguës, perçantes. Le caporal est tombé au sol, agité de spasmes. J'ai fui. Instinctivement. Comme un animal. J'ai couru comme un dératé vers l'ouverture triangulaire face à moi, pour échapper à ce monstre et toute cette scène. J'ai été lâche. Mais même maintenant, je sais pas ce que j'aurais pu faire d'autre.

J'ai couru droit devant, sans prêter attention à ce qu'il y avait autour de moi. J'ai couru jusqu'à ce que mes jambes en feu se dérobent sous mon poids. J'ai couru pendant un temps qui m'a paru être une éternité. J'ai couru jusqu'à ce que mon esprit arrive à reprendre le dessus. J'ai couru jusqu'à ce que je redevienne humain.

Je me suis caché derrière un rocher, haletant, rompu. Pendant de longues minutes, tous mes sens étaient aux aguets : j'écoutais le moindre bruit, je regardais partout à la recherche d'un mouvement... La hantise de me retrouver confronté à cet être destructeur me paralysait. J'essayais de me rendre le plus petit possible, me glissant dans une fissure pour disparaître. Il régnait dans cette salle une lumière diffuse émanant de blocs de pierre titanesques, dont certains, grands comme des immeubles, flottaient au plafond. Épuisé, j'ai fini par m'assoupir.

Mon sommeil a été agité. Très agité. Et j'ai senti qu'il était là. À l'intérieur de moi. Il se régalait de mes souvenirs d'enfance, de mes moments les plus tendres, de mes idées les plus farfelues. Il avalait les petites comptines qui avaient bercé ma vie familiale, il se régalait de mes victoires sportives, il dégustait mes rêves les plus fous. Tout ce qui me constituait, tout ce qui me nourrissait était englouti.

Vendredi 15
Je me suis réveillé en sursaut. J'étais en train d'oublier. Dans ma tête, il restait que des bribes. Y'avait plus aucune logique dans mon passé. C'était comme un disque rayé, qui sautait des passages. Comme si l'histoire de qui j'étais se faisait déchiqueter en lambeaux. Frénétiquement, j'ai fouillé dans mon sac pour en sortir ce journal et je me suis forcé à écrire tout ce que j'avais vécu ici, tout ce qui me restait encore en tête après la nuit passée. Pour témoigner. Pour être sûr de ne pas oublier. De ne pas être oublié. Puis, j'ai pris conscience que je ne pouvais pas attendre ici. Le Gestalt était terriblement muet. J'ai décidé de tenter de rejoindre la surface. J'ai repris la route, sans trop savoir par où aller, perdu dans ce dédale. J'avançais par à-coups, courant d'une planque à une autre. C'est là que je l'ai vue. La chose.

C'était une ombre démesurée, d'un noir d'ébène. Ses bras et ses mains, malgré leur taille impressionnante, étaient squelettiques. Elle glissait d'un bloc de rochers à l'autre, en ondulant, flottant dans les airs. J'avais l'impression qu'elle les reniflait, alors que je ne percevais aucun bruit, hormis une sorte de frottement pareil à celui d'un tissu rêche sur la pierre. Elle chassait, j'en étais certain. Je me suis immobilisé, retenant mon souffle pour ne pas être repéré.

Au loin, un bruit a attiré mon attention. J'ai eu peur que la créature soit également alertée. J'allais rebrousser chemin pour aller à l'opposé quand j'ai entendu une voix familière. Le sergent ! C'était lui que le monstre voulait. J'ai regardé, inquiet mais heureux qu'il s'en soit sorti. J'ai tenté de l'observer discrètement pour pas éveiller l'attention de mon chasseur fantôme. Le sergent était pas seul : il soutenait l'officier, blessé.

Malheureusement, ce que je craignais est arrivé. Le monstre s'est dirigé vers eux, souriant d'une gueule béante, garnie de crocs pareils à des piques. À l'intérieur de ce four, une lueur violette, comme un feu sombre, créait par instants une langue d'une couleur identique. Je me suis figé. Les deux hommes se sont mis en position défensive. L'officier a frénétiquement cherché quelque chose, tandis que le sergent a brandi son épée. Quand l'officier a réussi à extirper de son sac un parchemin, la forme était sur eux. J'ai eu l'impression que sa gueule s'élargissait, se séparant en quatre mandibules pour pouvoir gober les deux soldats. L'instant suivant, ils avaient disparu sans un bruit à l'intérieur du monstre.

Disparus. Ils avaient disparu à l'intérieur de la forme. Je me suis mordu la lèvre jusqu'au sang pour ne pas hurler de terreur. Elle a recraché les deux corps sans vie. Un tintement métallique. Une sorte de container, celui que l'officier avait sur le côté de son ceinturon, a roulé dans les enrochements. La créature l'a ramassé, l'a ouvert, avant de verser son contenu dans la paume de sa main griffue : de la Sève. Le monstre a goulûment lapé la substance. C'est là que j'ai profité de son inattention pour mettre les voiles.

Je suis reparti dans l'autre sens, avec le maximum de précautions possible. J'avançais, progressant de cachette en cachette. Parfois, je sentais la peur m'envahir. Je me retournais. La silhouette était là, au loin. Est-ce qu'elle me suivait à la trace ? Impossible à dire. J'ai fini par me réfugier dans une immense grotte, avec une structure imposante en son centre. Je crois que c'est le sépulcre. J'espère que c'est ça. Je prie pour que ce soit ça. C'est là, juste devant l'entrée, qu'on avait rendez-vous avec le Mesektet. Si notre aéronef passe ici, je serai sauvé. Je me suis installé sur un promontoire depuis lequel je peux surveiller les alentours en toute discrétion. Je guette les larges ouvertures dans le plafond par lesquelles le navire peut surgir. Je dois être prêt à signaler ma présence pour organiser mon sauvetage. Je me demande comment je vais pouvoir leur raconter tout ça. C'est tellement horrible et triste. Je peux pas finir ici. Je dois absolument prévenir tout le monde du danger ; de ce monstre qui erre dans les sous-sols et semble manger les souvenirs. J'ai peur. Elle ne me quitte plus depuis des jours. Je vais poser mon crayon et me calmer en attendant le Mesektet. Je sais qu'il va bientôt arriver. Que je vais être sauvé. Il le faut.

Le carnet a été retrouvé non loin du Sépulcre des Sages, sur le cadavre de la recrue Ordis Alfie Phillips. A ce jour, aucun survivant de la section 57 n'a été retrouvé.