
Le Duel

Récits
25 juin 2025
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Il est suivi, et il le sait. Atsadi poursuit sa progression à travers les tunnels de la Cité des Sages. Il s'enfonce de plus en plus sous terre. À quelle distance est-il de la surface ? Impossible de le dire précisément, mais cela fait bien des heures qu'il marche, monte des escaliers, saute sur des pierres gravées, se faufile dans des boyaux interminables. C'est un véritable dédale changeant, où chaque tournant révèle une nouvelle difficulté : un labyrinthe, un précipice, des colimaçons sans fin qui tournent, grimpent, dégringolent... Et c'est loin d'être la partie la plus fastidieuse. Il y aussi les mille dangers qui rôdent dans les profondeurs : des spectres, des créatures abyssales mues par les sentiments de peur, d'obscurité, de solitude. Atsadi en vient presque à regretter les Chimères colorées qu'il avait combattues au grand air.
Il jette un regard en arrière. Ce satané Kojo est en train de le suivre comme un petit chiot. Cela fait quelques heures qu'il le talonne, à une distance respectable. Il a bien tenté de le semer, mais le gamin est malin et rapide. Il a toujours retrouvé sa trace, malgré les détours qu'il a entrepris pour lui faire lâcher prise.
Tu veux que je le remette à sa place ?
La proposition de Surge est tentante. Mais Atsadi finit par secouer la tête. Passant un coude pour être bien hors de vue, il pose son jian sur le sol et s'assied en tailleur, piochant dans sa besace de quoi faire un petit feu. Puis il dépose le combustible — paille et brindilles — sur la pierre noire des profondeurs.
Kojo passe le recoin et s'arrête net. Pris sur le fait, il détourne les yeux, un peu honteux. Atsadi ne s'embarrasse pas de le toiser longuement du regard. D'une simple étincelle, Surge fait s'embrasser le petit bois, alors qu'Atsadi dépose sur le feu de camp sa cantine métallique, saupoudrée de feuilles à infuser. Puis le sabreur pointe de la main une roche noire, pour que le garnement vienne s'y asseoir.
Il ne se fait pas prier, et se pose lourdement sur le sol, approchant les mains des flammes pour se réchauffer. Mais il ne semble pas enclin à prendre la parole. Dans la bouilloire, les feuilles de thé se déplient lentement, tandis que l'eau fumante se colore en brun. Le jeune traceur se mordille les lèvres, tandis que sa Chimère vient se coucher à ses pieds. Surge est parti monter la garde un peu plus haut, histoire qu'ils ne soient pas dérangés ou pris par surprise.
"Que me veux-tu, Altérateur ?" dit le spadassin en lui tendant une tasse de tisane.
Le jeune sprinter récupère le récipient et se gratte la tête.
"Haha, tu m'avais repéré ?"
Atsadi ne dit rien, et se contente de siroter une lampée de son breuvage. Kojo hésite, regarde au fond de sa tasse comme si le courage de parler y surnageait.
"Quand on était dans le Storhvit...
— Face au loup ?"
Kojo acquiesce.
"Je sais que je suis pas un guerrier, que j'en ai clairement pas la trempe...
— Pourtant, tu as terrassé le Kraken."
Kojo se touche le front, presque embarrassé.
"Je sais que contrairement à vous tous, j'ai pas le niveau. Je suis juste un coureur. Tout ce que je sais faire, c'est courir. Je l'ai bien compris.
— Et quel rapport avec moi ?
— T'es un maître d'armes. Tu fais des trucs de ouf ! Tu te bats avec style. T'as la classe ! J'aimerais être comme toi, avoir ton skill. À côté, moi j'ai l'impression que je végète, que je fais rien d'utile. Le Kraken, c'était un accident. Et je veux aider, je veux apporter ma pierre à l'édifice. Je...
— Et en quoi est-ce que cela me concerne ?" interrompt sèchement Atsadi.
Kojo fait la grimace.
"J'ai pas eu l'occasion d'être Écuyer. On est passés direct Exalt, avec Boo. Sauf que du coup, on a des lacunes... Je peux aider. Je ferai ce que tu demandes.
— Non."
Kojo écarquille les yeux.
"Mais...
— Je vais être très clair. Tu veux être un héros. Je n'ai que faire d'en devenir un. Tu penses que je sers l'Effort de Redécouverte, mais il n'en est rien. J'ai une quête — ma quête — et elle n'appartient qu'à moi. C'est ma seule et unique priorité. Je dois rester concentré sur mon objectif. Je n'ai pas de temps à te consacrer. Ma quête exige toute mon attention, toute mon énergie. Comprends-tu ?"
Le jeune traceur serre les dents.
"Je te gênerai pas. Juste en te regardant, je pourrais apprendre deux-trois trucs...
— Comme au sein du Storhvit, quand tu as conjuré la traceuse ?" vocifère Atsadi tout en le fusillant du regard.
Les mots se fanent soudain dans la bouche de Kojo. Sa bouche est sèche, sa gorge râpeuse. Booda lève la tête et feule avec désapprobation.
"Je suis un duelliste avant tout. Et un duelliste se bat seul, reprend-il plus posément. Seul, tu entends ? Alors trouve-toi un autre maître."
S'adossant contre la pierre nue et froide, Atsadi ferme les yeux, autant pour clore la discussion que pour sauvegarder ses forces. Le visage d'Aurora vient danser sous la surface de ses paupières closes.
T'as été rude, avec le marmot.
"Il fallait qu'il comprenne."
N'empêche, t'aurais pu y mettre des pincettes. Tu te souviens ? T'avais son âge quand t'as pris la route. T'as eu la chance d'avoir de bons précepteurs...
"À quoi bon ? J'ai une mission. C'est tout ce qui importe."
Comme tu voudras, dit Surge avec un soupçon de contestation dans la voix.
Mutique, Atsadi laisse ses yeux se perdre dans le vague, tandis que sa main se serre sur la poignée de son glaive, à s'en faire blanchir les phalanges.
Il suffit.
Surge disparaît en une gerbe d'étincelles, avant de grésiller sur les parois circulaires de la vaste salle. Atsadi embrasse le puits du regard, puis farfouille dans son sac pour en sortir un vieux livre élimé. La carte était formelle : d'après les traducteurs, les Sages se référaient à ce lieu comme une bibliothèque. Mais ce n'est pas l'odeur du vieux papier qui règne en ce lieu. C'est celle d'un sépulcre.
Le spadassin chausse ses lunettes. D'après les vieux écrits trouvés plus hauts, un voyageur étranger était venu ici, il y a longtemps de ça. Les Sages l'avaient surnommé le Vagabond. Il était accompagné de sept gens d'armes — sept protecteurs —, tous de farouches combattants. Si d'autres références existaient sur ces individus, c'est ici qu'il les trouverait.
Atsadi pénètre dans le grand réservoir cylindrique, massant ses yeux après avoir ôté ses binocles rondes. Le chemin s'évase de chaque côté, longeant la paroi vertigineuse et parcourue de lignes complexes. Il ne peut s'empêcher de ressentir une brève appréhension, comme s'il entrait dans une arène ou sur un ring.
Plafond vertigineux noyé dans les ténèbres ; sol recouvert d'une brume mouvante, ondoyante comme de l'eau ; stèles gravées de runes complexes, émergeant du brouillard scintillant ou flottant dans les airs... Il étudie chaque recoin de la fosse. Cette soi-disant bibliothèque a des allures de tombeau.
C'est une bibliothèque, mais pas de livres.
Surge continue de passer entre les blocs d'obsidienne, éclair crépitant suivant les lignes de la pierre comme s'il s'agissait d'un circuit électrique.
"Une bibliothèque de quoi, alors ?"
De souvenirs.
Atsadi pose une main sur la roche noire. Il en suit les lignes des doigts, jauge de sa résistance du plat de la main. Tout à coup, des images fugitives s'insinuent dans son esprit, et il coupe le contact.
"Ce lieu détient la mémoire de la Cité toute entière..."
Il sait ce qu'il doit faire, à présent. Il renouvelle la connexion, avec cette fois une idée précise en tête. Tout un monde se met à défiler dans son esprit. Des millions d'images l'assaillent, issues du fond des âges : des scènes de vie, de mort, de joie, de peur, d'espoir, de désillusion... Une enfant à la peau d'or, rayonnante, éblouissante, se promène dans la Cité, tandis que tous lui sourient avec bienveillance et fierté. Elle est comme un soleil qui éclaire les profondeurs. Et partout où elle va, entre les étals du marché bondé, dans les salles sacrées, ou à proximité des réserves d'eau, on lui réserve un accueil chaleureux, plein d'amour et de tendresse.
Elle est comme l'aurore. Comme son aurore.
Il sent qu'il doit se concentrer pour ne pas se laisser emporter par le maelström. Un tourbillon de lumières comme une danse effrénée, une hélice de sentiments, de fantasmes. Les tranches de vie se succèdent : ici, une femme brûle un bâton d'encens ; là, un homme creuse une galerie, à la lueur de veines dorées dans la pierre ; plus loin, des enfants jouent à la marelle ou jonglent avec de petites pierres flottantes ; à proximité, des gens sont attablés en train de discuter ou de partager un repas...
Les lignes dans les murs, elles étaient emplies d'or...
Surge a raison. Toute la ville brille, déborde de vie et de lumière. Dans les traits qui parcourent les parois de la ville, un liquide jaune ruisselle. Il est partout : dans chaque fissure, dans chaque anfractuosité. La substance s'insinue et se déploie dans des artères, comme du sang fait de soleil.
Les habitants la puisent, la déversent dans des piscines chatoyantes. Elle forme des nervures, des vaisseaux sanguins. Elle irrigue la Cité entière, qui n'est pas sombre comme celle qu'il a parcourue. Elle est pleine de vie, de chaleur. Instinctivement, il sait que l'enfant et la ville ne font qu'un. Elle est là, d'ailleurs, aimée de tous. Mais c'est une jeune femme, désormais, et tous l'idolâtrent, la vénèrent. C'est une déesse — leur déesse. Elle est l'âme de la Cité.
Le visage d'Aurora lui apparaît, dans sa gangue d'éternité. Il secoue la tête, lutte contre le courant, ce flux furieux qui l'entraîne et le ballote. Il ne doit pas se laisser distraire. Au bout des quelques secondes qui lui semblent une éternité, il parvient à reformer son être, à façonner de nouveau son identité, si malmenée par ces impressions et souvenirs d'un autre âge.
Dei Liberi, d'Aubigny, Bologne...
Il cligne des yeux, tandis que de nouvelles visions courent sur la surface de sa rétine. La Cité s'est assombrie, dans les souvenirs vociférants du passé. Dans les veinules, la substance dorée s'est tarie. La jeune femme erre, l'ombre d'elle-même. Elle a perdu son éclat, et tous l'évitent, désormais. Elle se repaît de la moindre goutte de liquide, et quand la faim tord ses tripes, la ville entière gronde et tremble... Autour d'elle, les gens ont peur, fuient, se cachent. On lui amène du nectar doré pour l'implorer, pour apaiser son courroux. Il n'y a plus d'amour, et ceux qui osent l'approcher le font avec effroi.
Dei Liberi, d'Aubigny, Bologne...
Dei Liberi...
Il doit faire de ces noms son étoile polaire, alors qu'il navigue sur cet océan de souvenirs. Il doit lâcher prise et se servir de la boussole de ses désirs. Il dérive sur des vagues de plus en plus calmes, où les scènes se ralentissent, s'allongent, s'étirent...
Des puisatiers récoltent la substance solaire. Ils en remontent des seaux, des outres. Car plus bas, la Cité est en train de muter. Elle n'est plus accueillante. Elle s'emplit de rancœur, de noirceur. Ceux qui remontent en stockent, en dissimulent, tout comme ils acheminent vers les étages supérieurs les cœurs rougeoyants d'Aérolithe. Ils ne peuvent plus rester, ils doivent fuir. Ils doivent se soustraire à elle, et emporter ce qu'ils peuvent. Vers le ciel.
Dei Liberi...
C'est presque un râle, tellement il lutte pour ne pas se laisser diluer dans le flux des souvenirs. Il ne doit pas laisser les torrents l'emporter et défaire qui il est. Dans le creuset de son esprit, il voit deux individus prendre corps en clair-obscur, comme tirés d'un lointain passé.
"Tu resteras ici, Fiore. Le destin que je te réserve n'est pas enviable, mais c'est le sacrifice que je te demande. Cette pierre sera ta prison, pour des siècles. Jusqu'à ce qu'il te libère.
— Tu m'as promis que je croiserai le fer avec le plus valeureux des adversaires. Pour cela, tu le sais bien, je peux attendre l'éternité, s'il le faut.
— Merci, mon ami."
Fiore dei Liberi...
Une houle déferle sur lui et l'emporte. Il le touchait du doigt, et voilà qu'il se dérobe de nouveau. Qui était-il, au juste ? Pourquoi le cherchait-il ? Il a l'impression de se perdre dans les méandres de la Cité, qu'on lui arrache son identité. Pourquoi luttait-il ? Il était en quête de quelque chose, mais de quoi ? Peu à peu, sa conscience s'étiole, alors qu'elle se mêle aux autres souvenirs de la Cité.
Une main se pose sur son épaule, et l'arrache au flux tempétueux.
"Hé ! Reviens !" entend-il par-delà le jacassement de la marée en train de refluer.
Atsadi cligne des yeux, chancelle, pris d'un soudain vertige, avant de se tourner vers celui qui vient de l'extraire du maelström de souvenirs. Kojo grimace et lâche son épaule, faisant un pas en arrière.
"Du calme, t'avais juste l'air totalement absent...
— Qu'est-ce que tu fais là ?" le fustige le spadassin.
Kojo détourne les yeux, un brin honteux.
"Euh... C'est juste que...
— Je t'ai déjà dit non. Je pensais avoir été clair."
Tout tourne dans sa tête, mais peu à peu, son esprit s'affermit de nouveau. Il sait que sans son intervention, il aurait pu être totalement annihilé par le déluge de réminiscences.
"Je sais, je sais. C'est juste que remonter tout seul me faisait un peu flipper, avoue le traceur à contrecœur. Je me suis juste dit que c'était plus sûr de rester dans les parages..."
Atsadi soupire.
"Qui de vous deux m'a tiré de mon sommeil ?" dit une voix chaude et maniérée.
Surpris, les deux Altérateurs se retournent de concert, et sondent la pénombre environnante. Une silhouette en émerge avec nonchalance. C'est un homme massif, aux longs cheveux bruns sous un chapeau à large bord. Il arbore un sourire narquois surligné par une magnifique moustache qui se termine par une boucle à chaque extrémité. Ses yeux sont pétillants de malice, surlignés par des sourcils d'une mobilité théâtrale qui viennent communiquer l'immense palette d'expressions du personnage. Il a le sens de la mise en scène, se dit Atsadi, notant au passage que sa chemise blanche à jabot et son gilet bleu brodé mettent en valeur l'énorme rose rouge qu'il arbore à sa boutonnière.
"Mais pardonnez mes manières, et laissez-moi me présenter. Fiore dei Liberi, fils de Benedetto dei Liberi. Diplomate, noble libre, mercenaire et maître de l'art du duel, chevalier des sept épées."
Il va pour saisir sa lame et la tirer de son fourreau, avant d'hésiter.
"Et allons bon, qui donc m'a affublé de cette épée farfelue et de cet accoutrement pittoresque ? Quelle imagination saugrenue dois-je remercier ?"
Kojo pointe du doigt Atsadi, l'air de rien.
"Je vois, reprend l'Eidolon. Alors c'est toi. Es-tu celui qui m'a été promis ? Celui qui m'offrira un duel d'exception ?"
Atsadi fronce les sourcils.
"Je ne vois pas de quoi tu parles, Épéiste. Mais je te fais offrande d'un duel, en effet.
— Ha ! Alors soit, combattons !"
Atsadi tire son jian et le pointe dans sa direction.
"Mais tu aurais pu me confier autre chose qu'une rapière. C'est la Maupin qui se bat avec ce genre de lame, habituellement. Me permets-tu de tester son équilibre quelques instants ?"
Atsadi hoche la tête, légèrement décontenancé.
"Si tu le souhaites, Eidolon."
Fiore se permet un sourire, avant de se lancer dans une série de moulinets. Quelques coups de taille puis d'estoc plus tard, il salue son adversaire de la lame.
"Es-tu prêt ?" gronde Atsadi.
Kojo fait quelques pas en arrière pour leur laisser de l'espace.
"Non, pas encore. Toute cette torpeur… Mes muscles sont engourdis. Me permets-tu de faire quelques flexions et étirements ?
— Ma patience a des limites, spadassin !
— Dit-il à celui qui a patienté durant des éons..."
Le maître d'armes fait craquer ses genoux, étire ses jambes et ses bras, avant de se lancer dans toute une série d'exercices d'échauffement.
"Puis-je cependant me permettre de te demander la raison de cette escarmouche ? Me cherches-tu querelle, par le plus grand des hasards ?
— Je suis là pour devenir le meilleur épéiste qui soit. Et pour cela, je dois te vaincre.
— Ah, ainsi que les six autres, alors ? Je suis flatté d'être le premier sur ta liste, en ce cas.
— Qui sont les autres ? Quels sont leurs noms ?
— Partons du principe que je t'en livrerai deux si jamais tu venais à l'emporter sur moi. Cela te convient-il ?"
Atsadi acquiesce, tandis que Fiore roule des épaules, puis fait craquer son cou.
"Tu as entendu ça ? J'espère ne pas être trop rouillé et te faire honneur. Mais est-ce réellement pour être le meilleur que tu fais cela ? Pour une chose si triviale ?
— Je combats par amour."
Dei Liberi hausse les sourcils, puis se fend d'un sourire entendu.
"Quoi de plus noble ? En ce cas, cette affaire ne doit souffrir d'aucune attente. En garde!"
Il brandit sa rapière d'un geste lent, tandis que son expression change. Il jette cependant un regard au centre du puits.
"Peut-être devrions-nous descendre en contrebas ? Nous aurions plus de place pour laisser s'exprimer nos talents respectifs. Si tu en as une once, bien entendu.
— Qu'importe."
Le bretteur fait quelques pas en arrière, et se met à descendre l'escalier, sans détourner les yeux du sabreur manchot. Atsadi le suit à distance respectable. Arrivé à quelques marches du sol, dei Liberi saute vers le milieu de la salle, et attend que son adversaire vienne le rejoindre. Dans la brume, les deux hommes s'observent, tournant autour du bloc central dans une chorégraphie synchronisée. Ils s'observent, se jaugent, sans qu'aucun ne prennent l'initiative de casser l'auguste ronde. Kojo, quant à lui, est resté sur la coursive, et les observe sans perdre une miette du spectacle.
"Eh bien, qu'attendons-nous, jeune maître ? Tu semblais si pressé il y a à peine quelques minutes..."
Atsadi continue de le jauger. Sa garde est parfaite, son positionnement dénué de faille.
"Mais je comprends. Chaque joute est une fleur que l'on doit cueillir avec..." essaie-t-il d'ajouter.
Atsadi ne le laisse pas finir sa phrase, et se propulse en avant, son jian décrivant un parfait arc de cercle. Le glaive d'Atsadi fend l'air là où Fiore se tenait il y a à peine une fraction de seconde.
"Magnifique balestra ! Je t'en prie, continue tes assauts !"
Appel. Battement. Leurs pas soulèvent des pans de brume alors qu'ils ferraillent. Fiore se contente de se dérober, encore et encore. Il éprouve sa patience. Là, enfin, une contre-attaque. Il tente un enveloppement, mais dei Liberi dégage sa lame. Un fouetté, suivi d'une fente. Parade circulaire, il redouble. Retour en garde. Lui en sixte, Atsadi en tierce. Cave, contre-riposte.
"Sois honnête. Penses-tu avoir ce qu'il faut pour me battre ?"
Ils enchaînent de nouveau quelques passes.
"Tu devrais te servir davantage de ton environnement. Comme ceci."
Fiore tournoie autour d'une stèle de pierre pour se protéger le dos, cabriole en faisant bouger les lignes pour attaquer Atsadi sur le flanc par le biais d'un vicieux molinello. Mais la Cigale de Dusk esquive in extremis.
"Quant à moi, dit dei Liberi, je ne vais pas me priver de capitaliser sur tes failles.
— Je ne suis pas là pour une leçon, grogne Atsadi en retour.
— Mais tout est une leçon, pour un escrimeur !"
Leurs lames résonnent alors qu'ils palabrent, et se rendent coup pour coup.
"Mais si l'enjeu est l'amour, nous n'avons pas déterminé les règles du duel. J'ai supposé à outrance, mais peut-être pouvons-nous nous la jouer Boessière et nous contenter d'un premier sang ?"
Pour toute réponse, Atsadi se projette en avant, tentant une nouvelle fente.
"Quand je combats, j'engage ma vie toute entière !
— Ha ! Une stoccata lunga ! Je vois que tu connais ton Giganti. Mais de ce fait..."
Dei Liberi se décale légèrement pour effectuer un coupé.
"Laisse-moi répliquer par du De Liancour !"
Le tranchant de la rapière cisaille les vêtements du sabreur, sans pour autant percer la chair. Atsadi se dégage, chasse la lame de Fiore une dernière fois avant de se remettre en garde. Sa respiration est hachée, la sueur dégouline de son front. Face à lui, Fiore se tient droit, sans témoigner une seule once de fatigue.
"Tu es clairement désavantagé.
— Retiens-tu tes coups ?" gronde Atsadi
L'épéiste sourit avec morgue.
"Non point. Dans un combat, quel qu'il soit, il faut savoir prendre appui sur tous les avantages mis à disposition, si l'on souhaite vaincre.
— Et ton avantage tactique...
— Est d'exploiter ton handicap, sans vergogne. Et aussi ta nature mortelle, que je ne saurais connaître en tant qu'Eidolon. Est-ce de la fourberie pour autant ?"
Atsadi soupire soudain, et sourit en retour à son adversaire.
"Alors tu m'autorises à user de tous mes artifices ?
— Bien entendu, il ne pourrait en être autrement. Sinon, la victoire ne serait que douce-amère.
— Très bien. Sache que tu es un formidable duelliste, Fiore dei Liberi. À n'en pas douter. Ta technique est incroyable, ta défense imprenable. Tu as l'avantage d'avoir deux bras là où je ne peux t'en opposer qu'un. Et dans d'autres circonstances, ta supériorité serait indéniable. Mais tu fais fausse route sur un point.
— Ah ? Et quel est-il ? demande le bretteur, intrigué.
— Ce n'est pas simplement un sabreur que tu affrontes. Mais un Altérateur."
Soudain, dei Liberi écarquille les yeux, tandis que des terribles flammes viennent embraser la silhouette d'Atsadi.
La poussière retombe sur l'arène improvisée. Kojo contemple le puits central : le sol craquelé, les stèles de pierre brisées, les murs fissurés, la fumée qui petit à petit se dissipe et le fait tousser... L'affrontement avait eu un avant-goût de fin du monde. Hébété, il regarde Atsadi et Fiore converser calmement, presque avec courtoisie, alors que ce dernier contemple la déchirure béante qui a percé son pourpoint. S'il n'avait pas été façonné d'imaginaire, le coup aurait été fatal.
L'Eidolon de Fiore dei Liberi disparaît enfin, non sans avoir retiré son couvre-chef et fait une pédantesque révérence. Atsadi, quant à lui, remonte lentement l'escalier qui mène aux coursives. Les yeux écarquillés, encore abasourdi par tant de dévastation et de puissance, Kojo le laisse passer, sa fascination renouvelée.
"C'était ouf..."
Atsadi s'arrête à côté de lui.
"C'est toujours non."
Kojo baisse les yeux, clairement mouché.
"Mais t'as eu ce que tu voulais ?"
Le spadassin manchot acquiesce, bien qu'avec réticence.
"Julie d'Aubigny et Joseph Bologne. Ce sont mes prochaines cibles."
Kojo le regarde s'éloigner, le cœur battant fort dans sa poitrine. Serait-il un jour, comme lui, de la trempe des héros ? Ses pensées, encore sous le choc de la confrontation, oscillent entre déception et admiration. Celle de s'être fait encore une fois rembarré. Et celle d'avoir un nouvel exemple à suivre, même s'il encore est à des années-lumière de son niveau.
Avant que le bretteur victorieux ne puisse faire sa sortie, Kojo lui emboîte le pas. Mais avant de partir à son tour, il contemple une nouvelle fois le sépulcre. Et en effet, c'était bien le tombeau de ses espoirs perdus...