
Le Tumulte Profond

Récits
1 octobre 2025
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393 AC
Ils paraissent ronchons. Je me tiens debout et immobile dans un coin de l'observatoire, tandis qu'autour de moi, les autres Initiés semblent s'atermoyer. Certains consultent les derniers rapports, avec l'air embêté. D'autres font grise mine, ou les cent pas, sans mot dire. On pourrait entendre une mouche voler. Ce qui est bien avec les phalènes de Mana, c'est que le battement de leurs ailes est silencieux, comme celui des hiboux. Même plus que ces derniers, en réalité. Il n'est pas question d'envergure ou de réduction de flux d'air : les phalènes n'existent juste pas vraiment au sein du monde... Elles ne déplacent pas l'air en voletant.
Je baille ostensiblement, et remarque avec étonnement que certains Initiés se sont tournés vers moi. Ai-je commis un impair ? Peut-être devrais-je retourner à mon poste, sachant que j'aurais plus d'utilité là-bas...
Je laisse traîner mon regard sur les détails de la salle où nous nous trouvons, observant la manière dont on a rapiécé les bouts d'écorce du Nilam les uns aux autres pour en faire des parois. Les pans de murs sont des collages, en somme, raccommodés avec l'Altération comme un enfant joue avec de la glue, ou comme un chirurgien suture une plaie, c'est selon. L'intégralité des Flèches est un patchwork bigarré, une mosaïque inégale. Son esthétique n'est pas forcément à mon goût, mais vu les coups de boutoirs que les Exalts ont dû asséner pour perforer le tronc de l'arbre-monde, la résistance de ce matériau vis-à-vis du Tumulte était un argument de poids dans son utilisation. Face à ça, que ce soit coquet ou non n'avait que peu d'importance.
"C'est tout simplement impossible, dit le maître-prévisionniste. La pression du Tumulte est bien trop forte, même pour les Exalts. J'ai beau lire et relire les bulletins, les flux mutagènes ne montrent aucun signe de faiblesse...
— Quelque chose génère une dépression de Tumulte, se permet de couper l'un de ses collègues. C'est une certitude.
— Une hypothèse, rien de plus, même si c'est la plus probable.
— Les courants viennent de l'ouest, avec un débit constant. Il y a une génération continue...
— Qu'il nous faut cependant constater !
— Il suffit, martèle soudain le Satrape Zaj Ke Va. Ce qui importe est de trouver une parade. Les raisons et les causes ne sont pour l'instant que secondaires.
— Si je puis me permettre, votre éminence ?"
Un homme s'avance nonchalamment, écartant une mèche de cheveux de son visage avant de se présenter face au représentant des Magisters. Son ample cape aux entrelacs dorés retombe dans son sillage, tandis que ses cheveux dansent dans l'air, comme agités par un vent invisible.
"Oui, Sylas ?
— Traverser la zone est en effet suicidaire. Toucher du doigt la Lune ou marcher sur la surface du Soleil seraient peut-être même des objectifs plus atteignables. À force d'avancer vers le centre de la dépression, d'aucuns atteindront un horizon ; une frontière à partir de laquelle plus aucune loi n'aura cours, et où la raison cèdera la place à la folie. Au-delà de cette limite, plus rien n'aura de sens, et toutes les certitudes s'effondreront. Au centre du cyclone réside le réel inconnu."
Le Satrape se touche le front, visiblement accablé.
"Cela, nous le savons déjà, soupire-t-il. Si vous avez quelque chose à proposer, faites-nous-en part. Sinon, épargnez-nous ces platitudes."
Sylas se permet un sourire empreint de commisération.
"Alors contournons-le..." ajoute-t-il avec flegme.
Un prévisionniste fait claquer sa langue.
"Vous pensez que l'éventualité n'a pas été étudiée ? Cela nous prendrait des mois, voire des années, avec des fonds et des ressources limitées... C'est inenvisageable !"
Avec une lenteur délibérée, Sylas lève un doigt vers le ciel.
"En passant au-dessus."
Le Satrape fronce les sourcils, mais avant qu'il ne puisse prendre la parole, Sylas enchaîne.
"Réfléchissez. Nous pouvons compter sur deux Sahankas Lyra : l'Ouroboros et le Wayfarer.
— Qui ne peuvent pas accueillir l'intégralité des Corps..."
Sans se laisser démonter, Sylas fait face à l'assistance, pour parler à tous les Initiés présents.
"Mesektet a été retrouvé récemment, avec des avaries tout compte fait mineures. Après des années, les réparations de Mandjet sont en passe d'être terminées. Les deux navires amiraux de l'Ordis, de nouveau prêts à prendre leur envol. Avkan est encore au pouvoir, le temps que se tiennent les élections. Nous avons encore une fenêtre pour bénéficier de son soutien et de son influence. C'est maintenant que nous devons agir pour renforcer l'Effort de Redécouverte, car nous ne savons pas de quoi l'avenir sera fait."
Il contemple son auditoire, les traits bienveillants, mais c'est comme un masque qu'il pose sur son visage. Je le sais parce que moi aussi, j'en porte un parfois.
"Nous devons préconiser à l'Amirale Singh de solliciter du soutien : des troupes, du matériel, des ressources supplémentaires... Maintenant, tant que nous le pouvons encore."
Zaj Ke Va prend un air pensif, mais ne semble pas entièrement convaincu. Et Sylas semble s'en apercevoir.
"Et survoler l'œil du cyclone sera une opportunité en or pour les Yzmir, avec une place de choix pour accroître notre compréhension du Tumulte."
Le Satrape soupire.
"Nous étudierons plus avant cette hypothèse de travail."
Sylas s'incline respectueusement, avant de reprendre sa place près du mur. Puis le Satrape se tourne vers moi, et je hausse un sourcil, un peu perplexe.
"Initié Moyo, des nouvelles de l'entité ?"
Je m'avance à mon tour.
"Elle grandit, votre éminence."
Zaj Ke Va se gratte la tempe.
"Pourriez-vous, peut-être, nous partager un compte-rendu plus exhaustif ? La créature est-elle, par exemple, une candidate potentielle pour servir d'Alter Ego ?"
Je regarde mes pieds. Je suppose que c'est la raison de ma convocation.
"La larve se développe à une vitesse exponentielle. Elle fait actuellement la taille d'un porc domestique. Sa nature est sans nul doute possible chimérique, avec quelques particularités : le Mana fait partie de son alimentation quotidienne, mais elle n'a pas connu les séries de mutations que subissent habituellement les Chimères. Sa forme a toujours été celle-ci, bien que plus petite.
— Un parasite du Nilam ?"
Je me contente de hausser les épaules. Un autre Initié s'éclaircit la voix avant de m'interpeller.
"A-t-elle un lien avec les phalènes de Mana ?
— Peut-être."
Le Satrape n'a pas l'air satisfait de mes réponses. Je réfléchis quelques instants à ce qui est attendu de moi. Je suis peut-être censé fournir un peu plus de détails.
"Son apparence n'est sûrement pas une coïncidence. Son idée a subsisté dans le tronc fossilisé, et son enveloppe physique a résisté au gel. Exposée à des températures plus clémentes, elle est sortie d'hibernation. Pour autant...
— Oui, Initié ?"
Dois-je lui parler de mes suspicions ? Il y avait quelque chose d'étrange dans l'écosystème du Storhvit. Quelque chose qui n'allait pas, même si je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus. Il me paraissait artificiel, presque manufacturé, comme si ses lois avaient été imposées, au lieu d'évoluer de façon naturelle. Non, il valait mieux en discuter avec Saskia.
"Rien, votre éminence."
Le Satrape lève brièvement les yeux au ciel.
"Vos collègues m'ont rapporté que vous semblez entretenir un lien particulier avec la créature. Pouvez-vous m'en dire plus ?"
Que dois-je dire, au juste ?
"Depuis son réveil, c'est moi qui suis chargé de la nourrir. Elle semble faire preuve... d'attachement, comme un chien envers son maître."
Un brouhaha parcours l'assistance. Pourquoi donc ?
"Comme un animal domestique ?"
Je penche la tête de côté.
"Elle réagit différemment en ma présence.
— Comme si elle vous témoignait de l'affection ?
— Je suppose. Je suis la main qui la nourrit.
— D'après ce qu'on m'a raconté, pas seulement. Elle solliciterait aussi votre contact physique...
— Comme je vous l'ai déjà dit, comme un chien envers son maître. Silk peut...
— Vous l'avez donc nommée ?
— Comme un ver à soie, elle sécrète grâce à ses glandes une fibre résistante, sous forme de salive qui se rigidifie au contact de l'air. Silk semblait approprié.
— Vous entretenez donc une relation particulière ?"
J'hésite un bref instant.
"Je suppose."
Les Initiés se dévisagent tour à tour, tandis que des murmures s'élèvent dans l'assistance. J'entends des bribes de phrases au sein du brouhaha, ainsi que des mots plus marquants que d'autres : "candidat", "Exalt", "Musubi"...
"Ce sera tout, Initié Moyo, conclut le Satrape. Et ce sera tout pour la session d'aujourd'hui. Nous conviendrons d'un nouveau rendez-vous en fin de semaine pour discuter plus avant de ces questions. Maître Sylas, nous étudierons avec soin votre proposition."
Je m'incline légèrement, avant de me diriger vers la sortie, en voyant que les autres Mages prennent eux aussi congé. Alors que je vais passer le seuil de l'observatoire, une main se pose fermement sur mon épaule, et je me retourne en me demandant qui peut bien vouloir me parler.
Sylas me toise avec un sourire entendu, voire conspirateur.
"Tu sais ce que cela veut dire, n'est-ce pas ?" dit-il de façon cryptique.
Je l'observe sans comprendre, et il se fend d'un ricanement.
"Tu le découvriras bien assez tôt, je suppose", se contente-t-il de dire en s'éloignant, me faisant signe de la main.
Un obstacle sur le chemin
La progression des Corps expéditionnaires est entravée par une dépression de Tumulte, dont l'œil se situe au sud-ouest de la Cité des Sages. Observée et analysée durant des mois par les prévisionnistes Yzmir, elle ne semble pas faiblir. Au contraire, ses courants mutagènes sont étonnamment constants, et leur taux de nocivité des plus élevés au fur et à mesure que l'on approche de son centre. Si les forces d'exploration souhaitent rallier le faisceau qui s'est allumé à l'horizon suite à la purification de la Cité, franchir cette zone de Tumulte est un passage obligé. Mais d'après les augures Yzmir, la force du Tumulte y est au moins seize fois plus intense que toutes les Singularités qui ont jamais été étudiées en Asgartha.