
L’Œil de Corbeau

Récits
21 mai 2025
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393 AC
"Bon retour parmi nous, Amirale."
Le Major se met au garde à vous tandis que l'Amirale Singh descend la rampe de la barge de transport. Temera lui rend diligemment son salut après avoir foulé du pied le sol de la plate-forme d'atterrissage. D'une main, elle tente de se protéger du vent qui souffle ; une bise mordante qui charrie le froid venu du Storhvit — ou de Caer Nilam, devrait-elle maintenant dire.
"Quelles sont les nouvelles ?" demande-t-elle sans autre formalité.
"Nous avons continué à effectuer des relevés topographiques. Nous confirmons l'existence d'une cité souterraine, établie sur de nombreux niveaux."
L'Amirale acquiesce.
"Alors ne perdons pas de temps, conduisez-moi à la timonerie.
— Si je puis me permettre : nous avons pris la liberté de réunir l'état-major sur le pont inférieur, afin de vous faire un compte-rendu complet de la situation.
— Très bien, je vous suis, en ce cas."
Luttant contre les bourrasques, son manteau claquant au gré du vent, l'Amirale Singh se met en route, escortée par le Major et deux soldats du Tagmata. Elle avait bien fait de garder sur elle sa redingote doublée. Même si le climat était plus doux que sous le Cais Adarra, l'air demeurait frais, surtout à cette altitude.
Posant une main gantée sur la rambarde, Temera regarde avec appréhension l'horizon, et les fumerolles iridescentes du Tumulte qui s'agitent à peut-être cinquante milles de distance. Même de là où elle se trouve, elle peut deviner le courroux des effluves qui cisaillent la lande. Sous ses yeux, une colline est en train de disparaître, comme emportée par un cyclone. Même si elle peine à distinguer les détails, elle peut voir des montagnes sortir de terre, se briser... Tant de destruction...
"J'imagine que les Augures Yzmir continuent de monitorer le front de Tumulte ?"
Le Major Dimuri acquiesce.
"Nous serions immédiatement avertis si sa lisière venait à bouger."
Toujours agrippée au bastingage, elle descend une série d'escaliers métalliques, emprunte un complexe réseau de coursives venteuses. Même après des mois, l'aménagement chaotique de l'Ouroboros ne lui est pas encore totalement familier. Elle se serait définitivement perdue, si elle n'avait pas bénéficié de cette escorte. Elle fait un pas de côté pour éviter un tas de déjections.
"Toutes mes excuses, Amirale. Je ferai envoyer une recrue pour nettoyer ce bazar."
Ce genre de contrariété n'allait pas cesser de sitôt, tant que les martengales continueraient de suivre le navire. Mais le fait qu'elles soient restées pouvait être vu comme un bon signe.
"J'aimerais un compte-rendu de la situation. Exhaustif, si vous le pouvez."
Le Major se tourne vers elle.
"À l'écrit, Amirale ?
— À l'oral pour commencer, si vous le voulez bien.
— Certainement, Amirale. Rendement nominal des générateurs kéloniques : nous restons dans les limites du diagramme d'Oorschott. Pas d'avaries majeures constatées, les réparations sont en cours. Nous avons dû nous arrêter en chemin dans le secteur sept pour nous approvisionner en eau, et la décontamination — qu'elle soit biologique, chimique ou éthérique — a eu lieu sans encombre. Durant cette halte de sept heures, la Commodore Nagaya a autorisé un débarquement d'experts pour collecter des échantillons, à destination des mages Yzmir, mais aussi des laborantins Axiom. Le Général de Graaf a profité de l'occasion pour missionner un petit contingent, dans l'objectif de collecter des vivres. Cela fait soixante-douze heures que nous sommes stationnés au-dessus du point de repère, et nous continuons de récolter le maximum de données. La Générale Sekifu a expressément interdit toute descente tant que l'analyse préliminaire n'avait pas été menée à bien.
— Et elle a bien fait. Concernant le moral des troupes ?
— Au beau fixe. Nous avons fonctionné avec un effectif réduit pour permettre à la majorité des équipes de disposer d'une permission, enchaîne-t-il. Il y a eu deux rixes, et trois individus emmenés en cellule. Hormis cela, rien à signaler."
Dimuri saisit la poignée d'une écoutille et l'ouvre pour elle. Elle s'y engouffre. Lorsque la porte se referme derrière elle, Temera soupire d'aise. Elle prend la peine d'ôter ses gants, qu'elle jette sur le divan, puis elle déboutonne sa redingote. Le Major l'assiste, pliant le manteau pour le poser délicatement sur le dossier d'un fauteuil, tandis qu'elle réajuste son uniforme et sa coiffure, bien mise à mal par les vents tourbillonnants du dehors.
"Qu'en pensez-vous ? Suis-je présentable ?"
L'officier hoche la tête en signe d'assentiment.
"Parfaitement, Amirale.
— Très bien, alors allons-y."
Elle exhale prestement, avant d'ouvrir une seconde porte, quittant ainsi le confort feutré de son carré privé pour pénétrer dans l'effervescence du pont inférieur.
"Officier sur le pont !" crie soudain une enseigne.
Tous se mettent au garde-à-vous, claquant des talons.
"Poursuivez", se contente d'ajouter l'Amirale.
Alors que la passerelle reprend vie, le Commodore Jeanty vient à sa rencontre, gonflant le torse plus que de raison.
"Vous nous avez manqué, Amirale.
— J'ai l'impression que je suis revenue juste à temps pour les festivités.
— Nous n'aurions pas commencé sans vous, Amirale.
— Je l'espère bien."
Jin-Hee Jeanty se fend d'un sourire presque goguenard, puis désigne du menton la grande baie vitrée, encore parcourue de certaines fissures, suite à la rencontre avec le Kraken.
"Je vous présente l'Œil de Corbeau, comme nous avons décidé de le surnommer."
Temera se tourne vers l'anomalie.
"Une ancienne singularité ?"
Jeanty secoue la tête.
"Nous ne pensons pas. Elle semble avoir été creusée de main d'homme, enfin, façon de parler."
Devant elle, un paysage champêtre se déploie au sein de ce qui ressemble à un immense cratère parfaitement circulaire. Même à plusieurs centaines de mètres de hauteur, Temera peut distinguer le réseau concentrique de rues et de quartiers qui bordent l'abîme central. Il est disposé en terrasses coaxiales, chacune d'entre elles abritant de nombreux bâtiments désormais en ruines et couverts de végétation. Combien d'habitants vivaient donc ici ? Cinquante, ou bien cent mille ?
"Ce que vous voyez n'est que la surface des choses. Nos relevés préliminaires indiquent que la cité continue très loin sous terre. Ce n'est pas une simple enclave, mais bien une métropole.
— Y a-t-il eu le moindre contact ?
— Pas âme qui vive. Si cette cité était autrefois florissante, elle a dû être abandonnée il y a longtemps.
— J'imagine que nous n'en connaissons pas la raison."
Jeanty hausse les épaules.
"Le Tumulte ? Un cataclysme ? Nous avons pu déterminer qu'à un moment de leur histoire, les quartiers du disque extérieur ont été frappés par une puissante déflagration.
— Venant de quelle direction ?
— Du Cais Adarra, Amirale."
Était-ce le même tsunami qui avait déferlé sur Asgartha ? Probablement, si l'onde de choc avait été concentrique. Mais sans datation, il n'était pas possible de confirmer quoi que ce soit.
"Nous avons déployé une quarantaine de sondes pour cartographier les tréfonds de la cité. Presque toutes sont revenues. Nous avons une bonne visibilité sur les premiers étages...
— Combien y en a-t-il en tout ?"
Le Commodore semble hésiter un instant.
"Nous n'en avons aucune certitude, Amirale.
— Je vois."
Mais Jeanty retrouve vite son aplomb, se permettant même de sourire de toutes ses dents.
"C'est assurément la Cité des Sages. J'en mettrais ma main à couper. Si c'est le cas, nous avons atteint la première étape de notre voyage, Amirale. Juste en dessous de nous se trouvent les indications qui nous mèneront à la source du Tumulte. Les félicitations sont de mise."
D'ordinaire, Temera n'aimait pas se prononcer si vite, mais en observant la cité sous ses pieds, l'idée ne paraissait pas erronée, bien qu'elle eût préféré pouvoir moucher l'attitude de coq de son subordonné.
"Attendons toutefois avant de donner de faux espoirs à l'Astérion, voulez-vous ?"
Jin-Hee penche la tête de côté en signe de déférence.
"Qui est en charge de la récupération des données ?
— Jubal Okech, sous le patronage de Leocardius Sree."
L'Amirale Singh se tourne vers Dimuri.
"Okech ? Le frère d'Abiram ? Fort bien. Faites envoyer une estafette pour porter un message à ce Jubal, et si vous pouviez faire appel à l'Altération pour convoquer Sree...
— Certainement, Amirale."
Elle se replonge dans la contemplation de l'œil noir, maintenant placé directement sous eux. L'Ouroboros s'est positionné à la verticale de la bouche béante. À travers la baie d'observation, le gouffre est une tache sombre qui se découpe sur le vert pastoral du cratère, un abîme dont le fond se dérobe encore à sa vue. Elle ressent soudain une impression étrange et désagréable ; celle d'être regardée en retour, comme si la terre elle-même était en train de la dévisager. Elle cille, comme s'il lui était difficile de soutenir ce regard, et finit par détourner les yeux.
"Je pense que nous sommes prêts pour une expédition terrestre, Amirale, ajoute Jeanty.
— Nous attendrons l'arrivée des Exalts. Qui sait ce qui se trouve en dessous. Je ne veux pas mettre en péril toute l'odyssée en faisant preuve d'une hasardeuse précipitation. Ce n'est que l'affaire de quelques jours, et nous pourrons profiter de ce laps de temps pour mener des investigations de surface."
Jeanty claque la langue.
"Fort dommage. Peut-être serait-il avisé d'établir un campement à la surface ? Pour au moins préparer les descentes ?
— C'est une sage initiative. Vous serez à la tête de ce chantier, en ce cas. Vous superviserez et coordonnerez personnellement l'érection d'un avant-poste."
Jeanty fronce les sourcils. Ce n'est probablement pas les honneurs qu'il escomptait.
"J'y vais de ce pas, Amirale."
Il fait volte-face, faisant claquer ses talons au sol en prenant congé. Il y a dans sa démarche de la colère d'avoir ainsi été remis à sa place, mais Temera met rapidement cela de côté. Elle avait bien plus important à traiter que la frustration de l'un de ses subalternes : entre autres, sécuriser les voies d'approvisionnement depuis la péninsule, ou encore trouver un moyen adéquat de rapatrier les forces d'exploration encore postées dans le Storhvit…
"Vous m'avez fait mander, Amirale ?"
Elle se tourne sobrement en direction de l'individu qui l'a interpellée d'une voix bourrue et sans concession. Face à elle se dresse un homme corpulent, les bras croisés sur le torse. Oui, c'est le portrait craché de son frère jumeau. Mais là où Abiram a une gestuelle posée, ce Jubal semble être son antithèse. Il mordille un cure-dent, visiblement nerveux. Mais ce n'est pas qu'il se sent intimidé en sa présence. Plutôt qu'il est en train de bouillonner intérieurement.
"J'imagine que vous avez hâte de débuter l'exploration de la cité ?
— Dès que vous en donnerez l'ordre, Amirale."
Sa phrase sonne plus comme une remontrance que de la déférence. Il y a de l'impatience dans son ton, un mécontentement manifeste dans son attitude. Il ressemble plus à un corsaire qu'à un chef de fouilles.
"Vous aurez bientôt ce que vous voulez, je peux vous l'assurer."
Jubal se fend d'un sourire qui pourrait paraître presque menaçant. Clairement, il est à l'opposé de son frère, avec qui elle avait déjà pu échanger au gré des mondanités policées de l'Astérion.
"Savez-vous que je connais votre frère ?
— Ha !" s'exclame-t-il sans pour autant fournir davantage d'explications sur sa réaction.
"Il semble que vous ayez choisi deux carrières bien distinctes.
— Vous faites fausse route, Amirale. On est très complémentaires, lui et moi. Lui dissèque des babioles, et moi, je les lui fournis.
— Un historien Ordis et un chasseur de reliques Bravos ?"
Il hausse les épaules.
"Chacun son rayon, comme on dit. Ça n'empêche pas de bien fonctionner ensemble."
Temera se permet un sourire.
"En l'absence de votre frère, vous collaborerez avec Leocardius Sree. Vous vous chargerez de l'excavation, et lui de l'analyse.
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Je remonterai tout ce qui semble prometteur. Ce sera à lui d'en déterminer la valeur..."
Il semble hésiter un instant.
"Et quant à tout ce qui n'est pas d'un intérêt direct avec votre affaire ?
— Essayez-vous de vous dégager un pécule de ces opérations ?
— Quelques Fleurons de plus ne font jamais de mal.
— Est-ce là votre intérêt dans cette... affaire ?
— J'y vais parce que je veux être celui qui met la main sur ces trésors. Je veux les marquer de mon empreinte. Qu'on se dise : c'est Jubal Okech qui les a ramenés.
— Je vois. Mais il m'est impossible de réserver à vous seul les honneurs de ces missions de reconnaissance. Qu'importe votre carrure, vos épaules ne sont pas suffisamment larges pour endosser le poids des opérations."
Un tic nerveux apparaît au coin de l'œil du Bravos.
"Vous ai-je offensé ?"
Mais Jubal n'en sourit que de plus belle.
"Bien au contraire. C'est toujours plus gratifiant quand il y a de la compétition."
Alors que la silhouette de Leocardius Sree apparaît non loin de l'Amirale, Temera lui rend un sourire satisfait. L'Eidolon a revêtu l'apparence qu'il avait durant son jeune âge, quand il était archéologue plutôt que recteur du Sanctum. Mais elle ne détache pas encore les yeux de l'aventurier Bravos, le soupesant du regard avec une pointe d'insistance.
"Tenez-vous sur le qui-vive, Okech. Dès les analyses préliminaires terminées, ce sera votre tour de sauter dans la fosse aux lions."
Jubal se retourne sans cérémonie, affichant une moue satisfaite, et se dirige vers la sortie d'un pas assuré, remonté comme une horloge.
"Ne vous en faites pas pour ça, dit-il. Je suis né prêt."