Prendre son Envol

Sur le pont principal de Mandjet, les contingents patientent dans une discipline silencieuse, sous l'azur moutonneux. L'instant est solennel. Grave, même. Disposés en pelotons, regroupés en régiments, les troupes du Tagmata patientent, tandis qu'au-dessus d'eux, la coque cuivrée de l'escorteur Ox Caa luit comme la chitine d'un gigantesque insecte. Ils regardent droit devant eux, la pose fixe, l'arme contre la jambe, les bras le long du corps. Pas un faux pli sur l'uniforme. Pas une tache. Ils sont à la hauteur de l'événement. Et elle y a veillé, bien entendu. Dans l'ombre de la timonerie, les drapeaux et les gonfanons des unités militaires claquent sous l'effet des bourrasques. Un peu plus loin, les armures des templiers brillent sous la clarté déjà ardente du soleil matinal. Mais l'air porté par les vents d'altitude, lui, est froid et sec.

Zhen pose une main sur le bastingage, les yeux fixés sur l'horizon moiré et furieux, là où, sous les nuages, le Tumulte gronde ; là où le pilier de lumière qui s'est allumé déchire le ciel depuis le lointain. C'était leur objectif, leur destination.

Après des semaines de tergiversations, l'Astérion avait donné son feu vert pour que les Corps expéditionnaires aillent enquêter sur la source du signal. Cependant, toute approche terrestre avait été abandonnée, car les courants mutagènes y avaient été jugés bien trop dangereux. C'était d'ailleurs pour cette raison que la flotte avait été appelée en renfort, pour permettre aux forces d'exploration de contourner l'étendue de Tumulte par les airs. Pour découvrir si c'était un appel, ou bien un piège.

Elle étrécit les yeux et se permet un sourire, alors qu'elle sent la présence de Zéphyr bien avant de voir sa silhouette apparaître au-dessus des nuages. Son cygne, ailes déployées, mène l'escadrille d'éclaireurs, pour les ramener au bercail après leur mission de reconnaissance. Elle les regarde un temps voleter à travers des nuées d'oiseaux de toutes sortes, portés eux-mêmes par leurs plumes de papier. Puis elle se met en route pour les accueillir sur la passerelle.

Ils atterrissent un à un sur le ponton qui a été libéré pour eux. Son escadre. Ses Rapaces. Leurs ailes en origami se recroquevillent, et finissent par s'émietter en feuillets épars quand ils ôtent le sceau qu'elle leur a confié. Les bouts de papier sont emportés par les vents, dispersés au sein de l'azur, comme des pétales anémiés.

"Nous avons survolé la zone, Amirale", aboie Osoyo en se mettant au garde-à-vous. "Vents de Tumulte stables. Rien à signaler."

Amirale. Zhen ne s'est pas encore habituée à son nouveau rang de contre-amirale de la Marine asgarthie, mais il faut dire que cela sonne bien. Contrairement aux autres Commodores, elle n'a pas à sa charge un vaisseau de la flotte, mais sa nature d'Exalt lui avait valu ce titre par défaut.

"Rompez", se contente-t-elle de dire, tout juste assez fort pour couvrir le bruit cinglant des bourrasques. "Assurez-vous de communiquer le feu vert au pont."

La recrue fait claquer ses talons, avant de se détourner.

Zhen passe une main le long du cou de sa Chimère, caressant affectueusement ses plumes irisées. Le cygne chimérique pose sa tête sur son épaule, presque tendrement.

Tu m'as manqué, vieux frère.

Son Alter Ego pince sa tunique de son bec, avant de secouer la tête d'un mouvement gracile. Zhen relâche son étreinte, avant de se tourner vers ses troupes. Osoyo est en train de lancer une série de hérauts de papier, qui se disséminent au gré du vent. Aedyt, quant à elle, passe une main sur la surface humide de la gargouille qui les a accompagnés durant leur périple. Les autres Rapaces se tiennent droit comme des statues, à l'instar des autres contingents du Tagmata. L'Altératrice va les rejoindre, prenant place au sein de la haie d'honneur.

L'Ouroboros est le premier à percer la voûte nuageuse, son serpent circulaire tournoyant lentement telle une roue. À son bord siègent l'Amirale Singh et tout le reste de l'État-Major. Zhen le regarde manœuvrer au-dessus de la Chape. Porté par son noyau d'Aérolithe, le navire amiral continue de s'élever, jusqu'à venir se placer en position géostationnaire, haut dans le ciel.

Singh et De Graaf sont là-bas.

Puis c'est autour du Wayfarer de venir les rejoindre. L'un de ses ballons, une tête de clown si grande qu'elle en paraît grotesque, éventre la couverture nuageuse pour venir les narguer de son sourire peinturluré. La ville flottante, bariolée de couleurs, a des airs de fête foraine, d'autant plus qu'une musique entêtante et burlesque vient chatouiller leurs oreilles, malgré l'altitude et les vents tourbillonnants. C'est un fatras hétéroclite de bâtiments, de toutes tailles et de toutes formes, bigarrés et sans logique apparente. Une cité farfelue, extirpée de l'attraction terrestre par des ballons géants aussi improbables qu'une baleine bleue ou un poisson-clown... Tout est criard, coloré, boursouflé. L'ensemble est surmonté de mobiles, de planétaires, de girouettes brillant de mille feux au soleil. Sans oublier les chapiteaux géants. Ce n'est pas une ville, c'est un cirque, et sans sa taille, sa vue aurait pu être risible…

"Prête à prendre votre envol, Amirale ?"

Zhen se tourne vers son vieux mentor, devenu depuis peu son homologue. Le Contre-Amiral Gaj la gratifie d'un sourire entendu, avant de se pencher à la balustrade, vers la Chape, dont les contreforts herbeux sont visibles par intermittence sous la danse indolente des nuages.

"Toujours, cher confrère", lui rend-elle, un brin amusée. "Et il en va de même pour mes Rapaces."

Gaj ne semble pas prêter attention à sa déclaration, tout occupé qu'il est à sonder la surface du cratère.

"Je peux voir d'ici les préparatifs se terminer. Les vaisseaux d'exploration sont en train d'être chargés. Le départ est proche, et avec s'ouvre un nouveau chapitre de l'Effort de Redécouverte. Je suis sûr que vous ferez honneur à votre père. Il est juste dommage qu'il ne puisse pas assister à votre consécration."

Zhen serre les dents.

"Dans d'autres circonstances, c'est lui qui serait ici, à ma place."

Gaj acquiesce distraitement, puis il se tourne vers Zéphyr.

"Une partie de lui l'est, grâce à vous."

Gaj et son père avaient été amis depuis les rangs de l'académie, et ils s'étaient toujours tenus en haute estime. Zhen réprime une envie de hurler, de confesser son déshonneur, d'avouer ses intentions. Mais elle sait pertinemment qu'elle ne gagnera rien à le faire ici et maintenant.

Les uns après les autres, les navires d'exploration prennent place aux côtés de la Barque de Jour, dans une chorégraphie millimétrée. Les signaux lumineux répondent au ballet des fanions, qu'agitent les signaleurs des corps de transmission. Juste à côté d'eux, le Sune transperce les nuages en les faisant éclater comme des bulles. Ses turbines bourdonnent comme des milliers de guêpes. Ses réacteurs kéloniques font vibrer l'air, alors que dans un cliquetis grinçant, les piliers d'acier articulés qui lui servent de trains d'atterrissage se rétractent.

Ses recrues ne mouftent pas. Zhen n'a même pas à s'en préoccuper. Elle sait qu'elles ne cillent pas, immobiles, concentrées. Tous au sein de son escouade savent très bien quelle est la portée de cet événement, et qu'ils se doivent d'être irréprochables. Ils sont le fer de lance de l'opération à suivre, et l'erreur leur est interdite. Ce sera le cas demain, comme c'est déjà le cas aujourd'hui. Et la concurrence sera rude pour se distinguer.

En effet, hormis les nefs Ordis, la flottille rassemble une myriade d'autres navires volants : des léviathaniers Bravos, avec leurs cohortes de chasseurs aguerris, des airships Axiom volant en formation rapprochée autour des plus gros esquifs... et c'est sans compter tous les oiseaux, certains minuscules et d'autres bien plus imposants, que les Muna ont convoqués pour suivre les bâtiments aéroportés.

Quelque part au sein de la flotte, il y a aussi Basem Falani, qu'elle doit tâcher de débusquer. Mais ses pensées sont vite chassées par le navire qui émerge à son tour des nuages.

Mesektet.

La Barque de Nuit luit sous la clarté ardente, telle une stèle funèbre, tel un monument aux morts qui semble absorber la lumière du soleil. C'était un tombeau, et en même temps, la marque indélébile de l'infamie qu'avait causée son père. Le lieu du crime.

Zhen avait pu s'y rendre, pour rendre hommage aux défunts, pour récupérer ce qui restait de la dépouille de sa mère, mais elle n'avait pas eu le temps de fureter. Pourtant, c'était là que les secrets étaient enfouis, là qu'elle devait creuser pour espérer découvrir la vérité.

Zéphyr trompette à côté d'elle, et elle pose une main sur son sternum pour le rassurer. Elle aura sans nul doute l'occasion d'y poser les pieds durant leur odyssée. Et si l'occasion vient à se dérober plus que de raison, elle pourra toujours demander à Gaj de solliciter une autorisation auprès du Contre-Amiral Amiens…

Petite sœur…

Zhen inspire longuement et ajuste sa posture. Tout autour de Mandjet, les plus petites embarcations se sont rassemblées autour des plus gros porteurs, des chalutiers où on peut discerner des équipages déterminés en train de préparer tout l'arsenal nécessaire à la chasse : grappins, filets d'entrave et harpons. Ce sont de véritables essaims, prêts à foncer sur les premiers Léviathans qu'ils croiseront. Autant de guêpes prêtes à planter leur dard sur tout monstre faisant mine de s'attaquer à leur cortège.

Gaj se redresse d'un air satisfait.

"Tous les navires semblent avoir répondu présent", dit-il en se tournant vers elle. "L'heure de la migration a sonné. Si vous voulez bien, très chère ?"

Zhen effleure son Losange, et sent son esprit se connecter au Gestalt. Elle met en sourdine les milliers d'ordres qui circulent dans le brouhaha de l'esprit de ruche. Son premier ordre est pour son escouade, pour ne pas rompre avec le cérémonial. De concert, ses Rapaces se mettent au garde-à-vous, apposant leur Glyphe sur leur torse comme une médaille. Immédiatement, des ailes de papier jaillissent au niveau de leurs omoplates, avant de s'étirer vers le ciel en signe de salut. Son deuxième ordre passe sur le canal principal, ciblant cette fois tous les officiers de communication stationnés sur les diverses passerelles.

En avant toute.

Une à une, les nefs de l'armada asgarthie se mettent en branle. Mesektet est à sa tête, sous le commandement d'Amiens. Puis l'Ouroboros, avec à son bord l'Amirale en chef. Le Wayfarer et le reste de la flottille lui emboîtent le pas. Et Mandjet ferme la marche tout en couvrant les arrières.

Ça y est, ils quittent la Cité des Sages. Face à eux, la mer de nuages s'agite, masquant l'étendue de Tumulte comme l'écume dissimule les abysses.

Zhen regarde fixement le pilier de lumière, dont la clarté concurrence celle du soleil.

En avant toute, vers l'espoir, ou le péril.