Soledad

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  • Lore

  • 19 septembre 2025

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7 minutes

La barge de transport craque et gémit autour d'eux alors qu'elle affronte les turbulences. Dans la pénombre de l'habitacle, tout juste bannie par les quelques appliques kéloniques vissées aux murs, ils patientent, harnachés et sanglés à leur siège. Yejun dodeline de la tête, profitant de cet intermède pour rattraper son retard de sommeil. Veora astique avec zèle son harpon kélonique, plus pour s'occuper les mains que dans un souci d'entretien de son matériel. Tokota mâchonne une racine de sivisse, tandis qu'il fixe attentivement une meurtrière. Au dehors, la pluie ruisselle en stries horizontales sur la carlingue, alors que le véhicule blindé est en train de traverser un nuage chargé d'eau, d'ozone et de Tumulte. Soledad ferme un instant les yeux et inspire l'air vicié, se laissant bercer par les cahots du coucou.

Autrefois, quelques-uns auraient sûrement cédé face à la nausée et régurgité leur petit-déjeuner, à force d'être bringuebalés de gauche à droite. Mais tous ceux qui l'entourent actuellement sont désormais des vétérans, aguerris à ce genre d'exercice et de conditions. Et Sol n'est pas en reste. Si, comme les autres gaillards, elle arbore fièrement sur son plastron ses deux encoches, signe ostentatoire que sa Compagnie a terrassé deux Léviathans, elle a discrètement épinglé au col de son veston le Palladium, la plus haute distinction que les chasseurs peuvent espérer briguer. Mais qu'importent les médailles et les honneurs, cela ne l'empêche pas de ressentir présentement cette angoisse tenace qui se déclenche à chaque fois que la chasse est lancée. Cela avait toujours été le cas, et elle supposait que ce n'était pas demain la veille que ça allait changer.

Mais à chaque fois, comme par miracle, le trac se dissipe quand elle s'élance dans le vide. Elle ne sait pas si c'est l'adrénaline de la chute ou bien si la crainte finit par se muer en colère, mais elle n'en a que faire, tant que ça ne lui nuit pas... Tout ce qu'elle demande, c'est que son esprit soit clair au moment où elle est au cœur de l'action. Le reste n'a que peu d'importance. Elle ouvre les yeux et observe ses mains, dont elle tente comme elle peut de masquer les tremblements. Ils reprendront après la traque, bien entendu, quand le rush prendra fin et que les nerfs finiront par lâcher. Mais dans l'intervalle, quand elle en aura besoin, elles demeureront fermement arrimées à son harpon. Elle le sait. Elle n'a pas le choix. Machinalement, elle fait quelques flexions avec ses doigts pour en chasser le froid et la crispation. Elle inspire profondément, tout en rejouant en boucle dans sa tête les détails de la mission de reconnaissance.

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Reconnaissance. C'était durant l'une de ces échappées que son frère avait perdu la vie. Elle était encore petiote, à l'époque. Elle se rappelait son bureau à l'odeur âcre, toujours en désordre, et où trônaient, dans des jarres emplies de formol, des organes et des tissus peu ragoûtants — peaux, ganglions et autres joyeusetés... Tous les échantillons exposés venaient de Léviathans, disait-il. Mais à chaque fois qu'il parlait de ces créatures, ses yeux s'allumaient soudain d'une lueur fervente et enthousiaste. Avec le temps, la passion de son frère avait peu à peu déteint sur elle. Elle empruntait des livres à la bibliothèque, pour lire comment Nuur Tamrat avait utilisé un gros canon pour stopper net l'avancée d'Annoba, ou comment Kasanji avait sectionné l'une des six ailes de Garuda à l'aide d'un piège fait de filins... Mais ce n'était pas les récits épiques qui l'intéressaient avant tout. C'était les images. Elles les trouvaient beaux et majestueux.

Elle était là le jour du départ, son cœur battant la chamade au diapason de l'excitation de son frère. On avait aperçu Garuda au nord-est, plus loin que l'île d'Abelena. Cela faisait des mois que Saul attendait en rongeant son frein, scrutant les ondes du matin au soir, et parfois même la nuit, pour entendre précisément ce mot : "Léviathan", parmi les communications d'urgence. Dans la hâte, il avait chargé son matériel de surveillance et fait faire le plein. Mais pour le reste, tout était prêt : il avait affrété un vieil hydravion muni d'un ballon météorologique pour le convertir en tour d'observation, avait convaincu un aviateur Axiom de lui servir de pilote... Avant d'embarquer, Saul s'était penchée vers elle et l'avait enlacée, lui faisant la promesse qu'à son retour, il aurait des clichés photographiques et d'incroyables récits à lui partager.

Elle avait levé la main haut dans le ciel pour le saluer, alors que son airship dévalait en trombe la pente herbeuse. Elle avait même couru vers le rebord, à en perdre haleine, lorsque l'appareil avait disparu en contrebas de la falaise, avant de remonter et de faire cap vers le nord. Elle était restée longtemps à regarder l'horizon, bien après que l'airship avait disparu au sein des nuages. Et même quand son père avait saisi sa main, elle avait demandé à rester un peu plus, au cas où il ferait demi-tour... Les herbes murmuraient en se penchant au gré du vent, son chien chassait les nuées d'hirondelles en jappant... Sa mère avait même eu le temps de lui rapporter un goûter, qu'elle avait picoré sur une nappe étalée à la va-vite sur un versant gazonneux tout en regardant les avions s'envoler. Et ce soir-là, elle avait rêvé de monstres dans le ciel.

Il lui avait tout expliqué dans les moindres détails : comment ils allaient localiser le Léviathan et s'en approcher ; comment ils allaient voler pour éviter les bourrasques et les turbulences pour se placer dans son sillage. Alors, ils largueraient la nacelle, et le ballon s'élèverait haut dans le ciel pour qu'ils puissent capturer les meilleures images possibles. Parfois, ils feraient une halte, si le Tumulte était trop fort par exemple, ou pour récupérer l'une de ses gigantesques plumes. Peut-être même qu'ils pourraient se poser dessus, avait-il plaisanté. Tout cela, elle l'avait dessiné au cours des semaines suivantes : lui se tenant fièrement sur le dos du busard, ou portant au-dessus de sa tête une énorme plume... Sur tous les dessins, Saul souriait, car elle était sûre qu'il vivait la plus belle aventure de sa vie, celle à laquelle il s'était préparé toute son existence durant.

Mais si elle se souvient parfaitement de son envol, le jour de l'arrivée de la missive semble perdu dans les brumes de sa mémoire. N'en subsistent que des réminiscences ouatées, indistinctes, noyées dans un maelström d'émotions contradictoires. Elle ne pouvait pas y croire, au début. Même si son père regardait par la fenêtre, les traits tirés et les mains crispées. Même si sa mère, inconsolable, n'arrêtait pas de sangloter sur le divan du jardin d'hiver. Même si elle avait entendu l'officier de l'Aegis faire le rapport de ce qui était arrivé. Sol était persuadée que c'était une erreur, et que bientôt, l'airship allait atterrir sur l'aérodrome. Elle en avait voulu à ses parents pour leur sottise, niant de toutes ses forces l'irrécusable. Il ne pouvait pas ne pas revenir, car il en avait fait la promesse. C'était aussi simple que ça.

On creusa une tombe, mais cette dernière resta vide. C'est le soir, lors de la cérémonie, alors que les proches échangeaient leurs peines et leurs témoignages de soutien au rez-de-chaussée, qu'elle déchira ses dessins. Elle les chiffonna et les mit en pièces, seule dans sa chambre. C'est là que la réalisation la heurta de plein fouet. Comment avait-il pu être si stupide ? Comment avait-il pu considérer les Léviathans comme des merveilles de la nature, alors qu'en fin de compte, ce n'était que des monstres à pourfendre ? Les histoires n'avaient pas menti. C'était là, écrit noir sur blanc. C'était devant ses yeux depuis le début, clair comme de l'eau de roche. Mais il n'avait pas écouté. Elle n'avait pas écouté. Dans tous les contes, tous les récits, ils étaient les bêtes à abattre, à occire. Comment avait-elle pu être si stupide de croire autrement ?

Le reste était cousu de fil blanc. Les rails avaient été tracés pour elle. Tout au fond d'elle, il y avait l'étincelle de la vengeance, même si elle essayait de se convaincre, en toute conscience, qu'elle empruntait cette voie pour que jamais d'autres n'aient à connaître le chagrin qui l'avait suivie toute son enfance et son adolescence. Elle devint l'Écuyère de Mungonna, un vieux Seiringar, fut promue Bravos avant d'intégrer les prestigieux contingents du Tagmata. Mais plus que le talion, c'était la honte qui l'animait. Quand elle venait à repenser à sa candeur passée, elle n'éprouvait pour l'enfant qu'elle était que dégoût et mépris. Elle avait été crédule, naïve, et faible. Et elle s'était fait la promesse que jamais elle ne se retrouverait dans pareille situation.

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Elle regarde à nouveau autour d'elle. Sa Compagnie, l'Ascalon, est peut-être composée d'individus dysfonctionnels comme elle, mais ensemble, ils forment une phalange aussi intrépide que létale. Les encoches ne mentaient pas. Magda était une voltigeuse prodigieuse, capable de piquer vers sa cible comme une furie, avec la précision d'un faucon. Et aussi tous les éclaireurs, tous les lanciers : Yejun, Tokota, Salbaan... sans compter ceux qui étaient absents : Maanus était un rabatteur hors-pair, qui ne cillait pas même en voyant une abomination fondre sur lui comme un taureau en furie ; Sae, sûrement vissée à ses jumelles... Veora lui lance un regard, et le coin de sa bouche ébauche un sourire. Sol la fixe des yeux, avant de simplement hocher la tête. Une belle brochette de casse-cou, suffisamment cinglés pour oser titiller bien plus grands et forts qu'eux. Au fond, c'est désormais eux, sa famille.

La mer de nuages était a priori arpentée par de nombreux mastodontes volants. Et c'était à eux qu'il incombait d'assurer la sécurité des convois aériens de l'Effort de Redécouverte face à ces aberrations titanesques. Ils avaient fait le voyage depuis Asgartha dans le seul but de se mesurer à ces forces de la nature. Et de triompher, bien sûr. Pour y parvenir, elle espérait toujours convaincre Basira al-Arshad de leur prêter main forte. L'Ascalon avait bien besoin d'une Altératrice de talent dans ses rangs, maintenant qu'il se frottait au Tumulte, et l'Exalt était le candidat idéal pour ce poste... La haine des Léviathans les rapprochait toutes deux, et son démon constituait un atout de poids à ne certainement pas négliger. Avec eux, sa Compagnie pourrait terrasser même le plus dévastateur des adversaires, elle en était certaine...

Soudain, une alarme se met à beugler dans l'habitacle tandis que les appliques clignotent et se colorent de rouge. "Léviathan !", crie-t-elle au sein du vacarme. Dans le demi-jour ensanglanté de la soute, elle ôte ses sangles et braille ses ordres. Magdalena visse son casque sur sa tête ; Veora active sa lance kélonique, qui vrombit en crépitant d'énergie. Tous savent déjà ce qu'il faut faire. Si l'abomination fait mine de s'attaquer à la flotte, ils seront déployés. Les harponneurs prennent position le long du fuselage, saisissant les poignées de leurs balistes, alors que les meurtrières s'entrouvrent. Un vent cinglant — froid et mordant à cette altitude — vient fouetter leurs visages. La rampe de chargement arrière s'abaisse, tandis que l'air s'engouffre comme un torrent furieux, noyant presque la clameur des sirènes.

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Sol jette un coup d'œil à leur chargement. Les barils d'Aérolithe patientent sagement sur les rails d'éjection, soigneusement attachés les uns aux autres en blocs de six fûts. Ils sont suffisamment lestés pour tomber vers le sol. Le rôle des lanciers sera de les amener en direction du Léviathan, en chute libre, avant de larguer le ballast et de tirer leurs javelots à propulsion en direction du monstre pour arrimer toutes les charges à la cible. Ensuite, une série de détonations servira à activer les propriétés exothermiques du minerai. Et ça fera boum, tout simplement. Ils s'étaient entraînés sans relâche pour mettre au point cette manœuvre. Après avoir fait sauter des dizaines d'aérostats durant leurs exercices, ils étaient arrivés à un résultat millimétré. Ils étaient prêts, elle le savait. Ils étaient prêts, et impatients de mettre en pratique leur tactique.

De son promontoire, respirant par à-coups syncopés, Sol regarde l'immensité du ciel. Loin sous elle, la Mer de Tumulte est un océan de nuages pulsant de Mana et d'Éther entremêlés dans une gigue informe et tourmentée. À travers les cumulo-nimbus imprégnés d'orage, elle voit soudain une forme serpenter au-dessus des ondées moirées. Un Léviathan murène ou anguille, comme Annoba en son temps... Elle le regarde apparaître et disparaître au gré des nappes nuageuses, loin en contrebas. Pendant une fraction de seconde, elle ressent un émerveillement inattendu, alors que ses yeux d'enfant se substituent à ceux de la chasseresse. Mais une fraction de seconde seulement. Serrant les dents et se maudissant intérieurement pour cet écart passager, elle puise dans sa colère pour enterrer cette part d'elle qu'elle exècre plus que tout. Puis elle fixe avec rage le feu de signalisation, encore au rouge, désespérant qu'il ne passe au vert.