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  • 19 novembre 2025

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393 AC

SOLEDAD

Mes doigts agrippent le verre, tellement crispés que je sais que je pourrais le péter si je serrais un peu plus. Juste une petite pression supplémentaire. C'est tout ce qu'il faudrait. Au lieu de ça, je regarde le liquide ambré glisser le long de ses parois ternies, tout en serrant les dents.

"Au VEA Sune."

"Au VEA Sune", répètent-ils tous en chœur.

À ces mots, tous lèvent leur verre, et je les imite machinalement. J'ai un goût de bile au fond de la gorge ; le goût de la colère, le relent de la rancœur. J'engloutis d'un trait le tord-boyaux, pour laver l'amertume par l'amertume, pour noyer sa puanteur dans l'âpreté. Je sens la brûlure de l'alcool tapisser mon œsophage. Mais ce n'est pas suffisant. Je le savais avant même d'ingurgiter ma rasade. Parce que ce n'est pas juste de la colère, mais de la haine ; une rage froide qui me tord les tripes. Pire que ça, la chaleur de la gnôle invite l'incendie. Et avec, la furie.

J'étais au premières loges, quand le VEA Sune s'est abîmé dans la mer de nuages. J'avais vu le croiseur lentement chuter, ravagé par les flammes, enveloppé dans un panache de fumée noire. L'alarme mugissait à mes oreilles, vrillait mes tympans, et moi, tout ce que je pouvais faire, c'était le regarder sombrer avec des yeux ronds, impuissante. Son plongeon avait été lent. Si lent. Et en même temps, tout était allé trop vite pour que quiconque puisse aller lui porter secours. Sa coque avait ensuite percuté la surface des nuages, et pendant quelques secondes, on aurait dit qu'il naviguait sur une mer grise... avant de se faire avaler, avant de disparaître.

J'étais restée là, jurant comme un charretier même si je n'entendais même pas ma voix à cause du vent hurlant et du beuglement des sirènes. C'était stupide, mais j'espérais le voir remonter, et je murmurais des encouragements. Je ne sais pas à quoi je pensais. Sa coque avait été éventrée, et sous les nuages, c'est le Tumulte qui sévissait... C'est là que, dans un silence irréel, la déflagration avait chassé les nuages dans un gigantesque geyser. Puis la vague circulaire s'était propagée, comme une fleur qui éclot, jusqu'à ce que le bang supersonique nous percute de plein fouet et nous fasse chavirer…

Et le pire, c'est que je n'avais pas pu détourner les yeux. J'étais restée plantée là, la gorge sèche, fascinée, horrifiée, cramponnée au bastingage... jusqu'à ce que la réalisation me percute comme une onde de choc, à retardement.

Trois cents.

Plus de trois cents personnes — officiers, soldats, civils, même quelques familles, disait-on — étaient mortes ce jour-là, comme ça, en un claquement de doigts.

"Hahalua". C'est comme ça que le Léviathan avait été nommé, le première fois qu'il avait été aperçu, à demi voilé par la couverture nuageuse. Un hommage à une légende du fond des âges, d'après ce qu'on racontait. Mais le nom avait été vite fait changé en "Halua" après ses premières attaques. Ça voulait dire "embuscade", ou "provocation", un truc dans le genre. Et ça lui allait bien mieux comme ça, à cet enfoiré.

Il avait surgi des nuages, comme un monstre des profondeurs, imperméable au Tumulte. Il avait foncé droit sur le Sune. Sa nageoire avait délibérément percuté le bâtiment. À son échelle, c'était juste une pichenette, mais son aile avait transpercé la coque du vaisseau et fait voler en éclats son château central. Et l'abomination avait replongé sous la surface, avant qu'on ne puisse faire quoi que ce soit... Ce n'était pas un accident. C'était un traquenard.

Autour de moi, les matelots et les chasseurs sirotent leur verre, la mine grise et morose. Il y a du deuil, mais pas que. "Et si c'était nous, les prochains ?" ; "Qu'est-ce qu'on peut faire ?". La peur se diffuse comme la peste. Invisible. Pernicieuse…

Quant à moi, je ne cesse d'entendre les cris et les gémissements de ceux qui sont tombés. Ils tournent en boucle dans ma tête tandis que je m'imagine la scène. L'épouvante. La terreur. Les chanceux avaient péri lors de l'attaque. Les autres avaient dû sentir la morsure du Tumulte avant que l'explosion ne les libère... Je suis en train de trembler.

Est-ce ce qu'avait vécu mon frère ?

Je cligne des yeux, ravalant mes larmes. Oh non. Je n'allais pas lui faire ce plaisir. J'étouffe en moi le chagrin, et lui substitue le confort de la rage. C'en est trop. Je ne tiens plus en place.

En face de moi, Veora fronce les sourcils en me dévisageant, devinant sans doute la torture que je m'inflige. Un peu plus loin, Magdalena est en train de poser une main compatissante sur l'épaule de quelqu'un. Maanus a déjà pris congé, lui. Sae contemple le fond de son verre... Je les regarde tous, tour à tour, subitement irritée par l'inaction et la torpeur. Je sens un violent dégoût m'envahir. Ce n'est pas le moment d'avoir le cafard. Au lieu de broyer du noir, il valait bien mieux broyer du Léviathan.

C'est là qu'elle apparaît à moi, se faufilant dans la foule. Sa capuche est relevée. Sa pèlerine masque en partie sa silhouette élancée. Mais alors qu'elle se fraie aisément un chemin dans l'assistance, on devine très bien, sous son manteau rouge sang, l'éclat mat de son armure de cuir.

Lors de mon Imhallat, c'est elle qui avait répondu à mon appel. Le Petit Chaperon Rouge, prise sous l'aile du Chasseur. Et en retour, elle m'avait prise sous la sienne. Si elle était là aujourd'hui, c'était pour m'enjoindre à une chose, et à une seule.

J'envoie valdinguer mon verre, et il se fracasse contre le mur. Les têtes se tournent dans ma direction, tandis que je me lève bruyamment.

BASIRA

Une chaise tombe à la renverse, alors que j'étais sur le point de porter le verre à mes lèvres. Une chasseresse s'est levée, rouge de colère. Elle frappe du poing sur la table.

"Ça suffit. Regardez vos tronches, bon sang ! Vous me sortez par les yeux. Vous pensez vraiment qu'on les honore, là ? À se morfondre et à geindre, la queue entre les jambes ? Ça me débecte."

L'assistance se contente de la toiser, médusée, trop sidérée pour piper mot. Je finis mon verre et sens le feu de la liqueur réchauffer ma gorge.

"On devrait déjà être en train d'affuter nos lames, là, au lieu de se comporter comme des moutons tout juste bons pour l'abattoir. Le loup est entré dans la bergerie. C'est l'heure de lancer la battue."

Tu veux que je lui rabatte le caquet ?

Je fais non de la tête en direction de Kai, avant de saisir de nouveau la bouteille d'eau-de-vie. Elle me voit faire, bien entendu. Les autres sont bien trop interloqués pour moufter. Je m'enfile une nouvelle lampée, avant de pousser la chaise. Il est temps de tirer sa révérence.

"Tu es avec moi, Basira ?" dit-elle à mon encontre.

Forcément, je me carrais le doigt dans l'œil bien profond en voulant passer inaperçue. Je fais craquer ma mâchoire et je me retourne dans sa direction, essayant tant bien que mal de rester impassible. Mais la vérité, c'est que ça me démangeait tout autant qu'elle de mettre des lattes et d'évacuer ma frustration avec mes poings plutôt qu'avec des mots.

"S'il y a une personne qui me comprend ici, c'est bien toi, reprend-elle. Les Léviathans sont des bêtes à pourfendre. Leur dévastation doit cesser."

Je soupire.

"Laisse-les pleurer les morts, petite."

Je vois les traits de son visage se déformer sous le coup de la rage.

"À d'autres, fulmine-t-elle. Chaque minute qui passe, on laisse sa chance au monstre de venir prélever un nouveau tribut. Qu'est-ce qu'on fera, quand il reviendra ? On se contentera encore de verser une nouvelle larme ? Non. Non et non. C'est maintenant qu'il faut le mettre hors d'état de nuire, avant qu'il puisse causer encore plus de dévastation."

Je croise les bras sur mon torse et lui fais face.

"Comment tu t'appelles ?

— Soledad, crache-t-elle presque.

— Et qu'est-ce que tu proposes, Soledad ?

— Qu'on ouvre la saison de la chasse."

Elle me toise fixement, mais son expression semble se détendre.

"Avec un Exalt à notre tête, ce sera une partie de plaisir, reprend-elle. On connaît tous ton histoire. On sait très bien quelle furie t'anime. Je suis prête à te suivre, et je sais que ma meute est prête à le faire aussi."

Elle se tourne vers ses camarades, et nombre d'entre eux hochent la tête.

"L'Ascalon tout entier est prêt à te suivre.

— Allons bon. Mais je pense que ma cabine sera un peu trop étroite pour accueillir toute une Compagnie..."

Je vois Sigismar ricaner, avant de cacher son sourire derrière son poing.

"Un conseil : allez vous reposer, la journée a été éprouvante, dis-je sans ironie, cette fois. Vous en avez besoin. On en a tous besoin."

Alors que je vais pour prendre congé, elle envoie valser les verres qui traînaient sur sa table. Au fracas du verre succède un silence électrique.

"C'est une honte."

Je sens la colère, déjà bien titillée, bouillonner en moi. Je fais craquer mon cou.

"Répète un peu, pour voir ?

— Je ne te pensais pas lâche. Je pensais que tu serais la première à saisir cette occasion.

— Tu crois que la tentation n'est pas là ? dis-je en haussant la voix un chouia. Mais je ne fais pas passer ma vengeance avant la vie des autres. Foncer tête baissée ? C'est ce que tu proposes ?"

Elle écarte les bras pour désigner toute l'assistance.

"On est déjà tous réunis. Moi je dis, autant en profiter pour mettre au point un plan d'attaque au lieu de courber l'échine. Qui est avec moi ?"

Un murmure parcourt le mess. Quelques raclements de chaises. Une personne se lève, puis une autre. D'autres ont le dos tourné, ou feignent de ne pas entendre.

"J'ai dit : qui est avec moi ? reprend-elle, plus fort cette fois.

— Moi, proclame un chasseur. Odwar Ouma, et l'Afena est avec toi !

— Et moi, dit un autre en se levant à son tour. Et tu peux compter sur le Requiem de Seti.

— Ainsi que sur le Don de Nuur !" entend-on quelque part au loin.

Un à un, chasseurs et spadassins se redressent, bien droits, alors que Soledad se fend d'un sourire carnassier devant la myriade de volontaires. Et il n'y a pas que des Bravos. Elle les salue chacun d'un simple hochement de tête, avant de reporter son attention sur moi.

"Et toi, Basira ? J'ai l'impression que la veillée est terminée, tu ne crois pas ?"

Je me surprends à respirer bruyamment. Tout mon être vibre à l'envie de les rejoindre. Mes doigts se serrent et se desserrent. Je sens l'appel du sang. Kaizaimon aussi, bien entendu, et coule sur ma peau fébrile comme une ondée carmine. Mais quelque chose dans le regard de la chasseresse me fait hésiter.

Je vois soudain le visage de Filiki s'imposer à moi, image claire dans l'océan écarlate de mon esprit. Il me sourit avec bienveillance, comme il avait l'habitude de le faire quand je me laissais emporter. Ce qui était souvent. Il n'avait jamais eu besoin de parler, ni d'étaler ses arguments. Son expression était suffisamment éloquente. Elle me disait : "quoi qu'il arrive, j'ai confiance en toi pour prendre la bonne décision."

Je me mets à pester intérieurement. Même dans la tombe, le bougre continuait de me hanter.

"C'est personnel, n'est-ce pas ?" dis-je enfin.

Elle étrécit les yeux, un peu prise au dépourvu.

"Comment ça ? répond-elle sur la défensive.

— Ce que je pense, c'est que tu instrumentalises la peine des autres et toute cette situation pour satisfaire ta propre vendetta. Si tu les entraînes à ta suite, ce sera toi qui portera la responsabilité de leur survie, ou de leur mort. Es-tu seulement prête à endosser ce fardeau ?

— Comment oses-tu ?" beugle-t-elle.

Je crois que tu as touché un point sensible, se permet Kai.

Elle vient se planter juste en face de moi, et lève le visage dans ma direction, les yeux injectés de sang et les lèvres teintées d'écume de rage. Elle me saisit le col, et je la laisse faire, sans pour autant cacher ma défiance.

"Je ne savais pas que la grande Basira était en fait une pleutre", vocifère-t-elle.

J'approche mon visage du sien, pas intimidée pour un sou.

"Surveille tes paroles, chasseresse.

— Tu me déçois. Ta réputation, en fin de compte, ce n'est que du vent."

Elle ricane, crache au sol et se détourne, relâchant son étreinte.

"Ce n'est pas par les paroles que je me définis, mais par les actes, ajoute-t-elle, dos à moi.

— Attendez !"

KAURI

Je ne sais pas ce qui m'a pris de me lever comme ça. Et malgré ça, toutes deux balaient le mess du regard sans pour autant m'apercevoir. Je constate que je suis toujours en train de serrer contre mon ventre la chopine de lait chaud, et je la pose à la va-vite sur la table.

"C'est que..."

Face à moi, deux personnes s'écartent, et les deux chasseresses finissent par me remarquer dans la foule. Et vu leur regard pas commode, je me mets à bafouiller et à bredouiller. Soledad se tourne vers Basira, moqueuse.

"Tu vois, même les enfants ont plus de cran que toi."

Tout autour, les grands se mettent à rire, et je baisse les yeux.

"Et que veux-tu, jeune Muna ? Es-tu un aspirant Hellequin ?"

J'écarquille les yeux, avant de secouer la tête.

"Je m'appelle Kauri. Je suis un simple berger."

Soledad s'approche de moi et se penche pour mettre son visage au niveau du mien.

"J'admire le courage, donc si tu veux une place dans mon équipée, je te la garderai au chaud. Quand tu auras l'âge de postuler, j'entends."

Je déglutis et tente de baragouiner quelque chose. Mais avant que les mots ne sortent, elle vient tapoter mon épaule comme on félicite un briard après une dure journée de travail.

"Non…

— Hmmm ? fait-elle en plissant les yeux.

— J'ai dit non. Il... Il doit y avoir une solution. Comme Niavhe et Kaibara. C'est par l'écoute que tout s'est arrangé, pas par la violence ! Peut-être que là, c'est la même chose !

— Annoba. Garuda. Ghun-shal. Le Kraken..."

Elle se tourne vers Basira.

"Cingula."

Puis elle pose une main sur ma joue.

"Je sais que tu es jeune. Kaibara est une exception. On ne sait même pas vraiment ce qui s'est passé. C'est presque une fable, désormais. Tu es encore un enfant, mais si tu comptes un jour devenir adulte, il va te falloir arrêter de croire aux contes de fées."

Je la regarde avec incrédulité. Pourquoi ne voulait-elle pas comprendre ? Tout autour, tous commencent à se désintéresser de moi.

"Attendez... Écoutez-moi..."

Mais c'est peine perdue. J'ai beau m'éclaircir la gorge et tenter de hausser la voix, elle n'est qu'un murmure ténu, noyé dans le vacarme et les bousculades d'une horde qui se prépare à faire couler le sang.