
L’oubli

Lore
20 août 2025
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393 AC
“Un mal étrange frappe nos Altérateurs, et je me dois de vous en expliquer chaque détail, car mes craintes grandissent quant à l’étendue de ce fléau jusqu’ici inconnu. En tant que Sœur du Cloître, il est de mon devoir de tenter d’en comprendre les ressorts, de l’endiguer autant que possible, et surtout de vous en faire part, afin que des actions soient entreprises en ce sens.
Commençons donc par ma première rencontre avec l’Oubli — nom que j’ai donné, de façon peut-être trop simple, à ce mal insidieux et difficilement détectable. Il agit de façon progressive, rampante, à tel point qu’on peut y être exposé sans en percevoir les signes. Il m’a fallu une part de chance pour en remarquer les premiers effets et en identifier les manifestations.
C’est au cours d’une expédition dans l’Œil du Corbeau que j’ai eu pour la première fois le pressentiment de son existence. J’accompagnais un groupe d’explorateurs au cœur de la Cité des Sages. La première partie du voyage se déroula sans encombre. Ce n’est qu’au cours du deuxième jour, alors que nous progressions toujours plus profondément dans le dédale souterrain, que les premières anomalies apparurent. À mesure que nous avancions, nous étions submergés par des émotions puissantes : tristesse, solitude, peur… Des Chimères nourries par ces sentiments nous attaquèrent à plusieurs reprises. Les Altérateurs présents les repoussèrent aisément, invoquant leurs Eidolons pour nous porter assistance. Mais je perçus, chez les plus expérimentés, un trouble grandissant. Malgré leur connaissance des lieux, leur réactivité s’émoussait. Chaque nouvelle attaque se révélait plus périlleuse que la précédente.
C’est au seuil des derniers niveaux répertoriés de la Cité que je ressentis pour la première fois un véritable flottement. Une peur viscérale, mêlée d’un malaise profond, s’empara de nous. Une présence malveillante rôdait là. Nous n’avions pas encore fait demi-tour qu’une tension sourde nous oppressait. L’ordre de repli fut donné, et chacun obéit sans protester, heureux de quitter les lieux. Mais nous ne sommes sans doute pas partis assez vite.
Des ténèbres surgirent des spectres aux membres décharnés et aux rictus sinistres. Les Altérateurs réagirent aussitôt, appelant leurs Eidolons à la rescousse. Pourtant, certains restèrent figés, incapables d’invoquer le moindre soutien. Leurs regards étaient vides, perdus dans une confusion que je ne pouvais expliquer. Tandis que la bataille faisait rage, ces quelques individus demeuraient dans une torpeur inexplicable. Une fois le danger écarté, les blessures furent soignées. Mais les questions commencèrent à fuser : pourquoi certains n’avaient-ils pas réagi ? Les réponses furent plus troublantes encore : ils avaient… oublié. Oublié l’existence même des Eidolons qu’ils avaient toujours su invoquer.
Intriguée, j’ai longuement interrogé l’un d’entre eux. Il m’expliqua que tout avait commencé par de petites absences, survenues quelques jours avant notre descente, à la suite d’une précédente expédition dans les profondeurs. Des souvenirs flous, des noms effacés. Rien d’alarmant, pensait-il, jusqu’à ce moment où, en situation critique, il fut incapable de se souvenir de l’Eidolon qu’il devait appeler. J’ai consigné ces faits avec la plus grande rigueur, décidée à en comprendre la logique.
De retour à la surface, je me suis lancée dans une enquête méthodique. J’ai consulté les rapports d’expédition à la Grand-Place, fouillant les archives sous le regard désapprobateur des Ordis. J’ai dressé une liste d’incidents similaires, puis rencontré les protagonistes de ces événements. Très vite, un schéma s’est dessiné. Le “mal de l’oubli” touchait ceux qui s’étaient aventurés au plus profond de l’Œil du Corbeau. Tous rapportaient un malaise diffus, une sensation de menace oppressante. Et toujours, la même progression : de simples absences jusqu’à une amnésie franche. Le plus grave, c’est lorsque ce phénomène atteint les Altérateurs. Plusieurs cas démontrent que l’Oubli les prive de leurs Eidolons — un fait alarmant, car nous dépendons d’eux pour lutter contre les Chimères et autres horreurs du sous-sol.
Les symptômes sont désormais bien identifiés : un sentiment de perte, comme si des fragments de mémoire étaient aspirés hors de l’esprit. Puis vient l’incapacité à retrouver une pensée précise. Ensuite, les trous de mémoire deviennent douloureux, comme un siphon aspirant les souvenirs dans un silence angoissant. Les plus gravement atteints ne conservent que l’essentiel : leur nom, leur fonction, quelques bribes de leur passé. Chaque tentative d’exploration mentale les confronte à un vide abyssal, une amputation psychique qui pousse au désespoir.
Grâce à l’aide des chirurgiens du Rati, les infirmiers du Cloître parviennent encore à soulager les malades en greffant des souvenirs artificiels — des fragments psychiques prélevés sur des proches, servant de rustines à leur mémoire lacunaire. Ces réminiscences reconstruites leur permettent de fonctionner, au prix parfois d’incohérences. Jusqu’ici, l’essence de leur personnalité a pu être préservée.
Mais l’alerte est désormais plus large. Des symptômes mineurs apparaissent même chez des individus n’ayant jamais approché le gouffre. Un commis du Mess, deux jardiniers de la Ferme, six clercs de la Grand-Place. Comme si le mal remontait peu à peu des profondeurs, gagnant du terrain. S’agit-il d’un agent infectieux ? D’une entité virale en pleine expansion ?
Nous ne savons pas encore comment identifier avec certitude les personnes atteintes. Trop de cas passent inaperçus. Aussi, je recommande, dans la mesure du possible, la suspension temporaire des expéditions vers les profondeurs, le temps d’identifier l’agent responsable. Je suis consciente que cela va à l’encontre des impératifs de l’Effort de Redécouverte, mais nous ne pouvons prendre ce risque.
Quoi qu’il en soit, chaque individu remontant de la Cité des Sages devrait faire l’objet d’un examen complet. Et, si possible, je recommande de déplacer l’avant-poste de quelques centaines de mètres, afin d’établir une zone de quarantaine autour de l’Œil du Corbeau.”
Sœur Mathilde, Auxiliaire du Cloître