
Nadir & Bubbles

Lore
5 septembre 2025
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C'est étrange, parfois, ce qu'on retrouvait sur le pas de sa porte. En l'ouvrant ce matin-là, il y avait un mulot fraîchement tué. C'était probablement l'œuvre du chat gris du quartier, qui avait pris l'habitude de lui faire des offrandes régulières. Sûrement pour le remercier de l'écuelle de restes qu'il déposait invariablement chaque soir non loin du caniveau. Ce qui, en langage de chat, pouvait signifier une quelconque affection, ou bien une plainte pour dire que ses compétences en chasse — et peut-être la qualité de la nourriture — laissaient à désirer. Tout là-haut, un des ballons de baudruche éclata dans le firmament, celui d'un poussin un peu trop nourri, avant de retomber comme un jaune d'œuf fripé sur le toit d'un immeuble. Les découvreurs allaient avoir du pain sur la planche pour retirer l'enveloppe dégonflée et replier le taffetas de soie pour le réparer.
Wayfarer était une ville biscornue et fantasque, aux rues pavées et sinueuses. Toutes les maisons avaient leur personnalité bien affichée, et on murmurait même que certaines avaient une vraie personnalité. Il y avait celle qui faisait des farces, celle qui était rétive, celle qui était parfois trop enjouée, celle qui voulait rester tranquille, et ainsi de suite. La leur était capricieuse. On aurait pu même dire caractérielle, en réalité. La porte coulissante de l'atelier qui bloquait quand on devait y faire des menus travaux d'enduit ou de peinture. La cuisinière qui cessait de fonctionner quand la maison n'était pas satisfaite de l'odeur du repas prévu pour le souper. La salle de bains qui jouait à cache-cache quand elle estimait que trop d'eau avait été utilisée ce jour-là. C'était à ce genre de simagrées que la famille devait faire face au quotidien, et ce n'était pas toujours évident à gérer.
Heureusement, aujourd'hui, son humeur semblait plutôt homogène : ni ouvertement atrabilaire, ni ostensiblement maniaque ; ni grincheuse, ni foldingue. Peut-être un brin mélancolique, toutefois. C'est pourquoi la porte de l'atelier coulissa sans encombre quand il s'y rendit. Il y avait là, bien entendu, les odeurs astringentes des solvants, tout comme celle de la peinture, prégnante et presque enivrante. Mais il y avait aussi une accumulation de lumière, qui mettait en exergue la texture des toiles, qui soulignait les reliefs des sculptures de pigments... Elle pénétrait par la grande baie vitrée, avant de se diffuser dans tout l'espace comme l'eau qui se colore quand on fait infuser du thé. Kinta était déjà en train de badigeonner ses toiles, immortalisant le paysage qui se déployait au-delà de la fenêtre. Quant à Nadir, il était en train de nettoyer ses pinceaux tout en jetant parfois un coup d'œil à ce que faisait sa maman.
Ils avaient eu de la chance, au final. Une chance insolente, même, à y réfléchir. L'enfant, en grandissant, aurait pu s'enticher d'autres passe-temps que le leur. Il aurait pu devenir mime, ou bien préférer le jonglage ou la cabriole. Pire encore, se peinturlurer le visage et chausser un nez rouge pour devenir clown. Mais le fait de traîner dans leur atelier depuis la plus tendre enfance l'avait conditionné à reprendre le flambeau. Petit, déjà, il coloriait des carnets entiers au pastel ou à la craie de cire. Puis il s'était mis à emprunter du fusain, des crayons de couleur, de la gouache et de l'aquarelle. Petit à petit, sa palette s'était étendue, ainsi que son talent pour le crayonné. De simples gribouillages, il passa rapidement à des esquisses bien plus travaillées. Portraits, natures mortes, paysages... Là où ses camarades de classe se défiaient de faire des cascades, des pitreries et des pantalonnades de plus en plus osées, lui préférait rester dans son coin, à gribouiller. Il avait toujours les doigts tâchés de couleur ou de carbone.
À vrai dire, Ghamam s'était initialement inquiété de le voir ainsi tout le temps dans la lune, sans prêter attention aux autres filles et garçons de son âge. Il évitait de se mêler à eux, et ne semblait nullement s'intéresser à leurs galéjades, à tel point que les instituteurs, soucieux de sa solitude, les avaient fréquemment convoqués, sa femme et lui, pour leur faire part de leurs inquiétudes. Mais Kinta avait à chaque fois juste ri de bon cœur, en disant qu'il était comme ça, et qu'il fallait juste l'accepter comme il était. Néanmoins, Ghamam ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter. L'isolement de son fils, surtout face à la foule et au bruit, ainsi que son attitude taciturne et détachée, était une source d'anxiété constante. Subissait-il des brimades ? Ressentait-il de la souffrance quand il était le sujet des rodomontades des autres enfants ? Il ne le laissait pas paraître, mais à maintes reprises, il semblait percevoir en lui, derrière son visage impassible, une douleur aussi violente qu'elle était tue.
Il avait considéré quitter Wayfarer pour gagner la sécurité d'une autre Sahanka, pour que son fils ne subisse plus les clowneries qui étaient la marque de fabrique du Clan Tisdhera. Mais Kinta avait toujours dit que les conséquences d'un déménagement seraient pires encore. Avaient-ils eu raison de rester, au final ? La question le taraudait encore, parfois. Mais alors que Nadir finissait de ranger ses ustensiles de peinture, Bubbles vint flotter autour de lui. Leur fils, encore très jeune à l'époque, le leur avait présenté comme son ami imaginaire, et s'était même étonné qu'ils puissent le voir. Et même si Ghamam et Kinta ne savaient pas où le jeune garçon l'avait déniché, ils étaient sûrs que c'était une Chimère. Les premiers temps, la créature vint le visiter tous les jours, apparaissant à l'intérieur de la maison sans crier gare pour jouer avec lui. Puis, au fil des jours, des semaines et des mois, le poisson en vint à demeurer chez eux en permanence.
Bien entendu, il y eut du remue-ménage à la maison, et cette dernière manifesta notoirement son mécontentement. Accueillir une carpe de cette taille n'allait pas sans un peu de casse : un vase par-ci, une étagère par-là, et surtout, la collection de porcelaine familiale. Ses coups de queue et de nageoires causèrent pas mal de grabuge. D'autant que c'est à peu près à la même période que Nadir afficha son don naturel pour l'Altération. Car les toiles et le papier ne lui suffisaient plus. C'était désormais sur la réalité qu'il peignait directement. Un soir, alors qu'ils rentraient de l’Atelier, ils découvrirent la maison en état de choc, après que le garçon avait transformé le salon en piscine de peinture, pour que Bubbles puisse faire trempette. À chaque fois qu'il le pouvait, il usait de son pouvoir pour modifier son environnement, au gré de ses envies, mais aussi désormais à la demande des autres enfants, soudain fascinés par ses facultés hors norme.
En une après-midi, il construisit de toutes pièces une aire de jeu sur la place Dali, au grand dam des adultes du Clan : toboggans, tourniquets et balançoires de peinture, stands de pommes d'amour et autres attractions de fête foraine... Quelques semaines plus tard, il fit de l'école un zoo où il matérialisa et fit évoluer en liberté tous les animaux que les écoliers avaient préalablement dessinés pour lui sur des feuilles de papier. Une autre fois encore, il manifesta en pleine rue un bateau pirate où tout l'équipage était composé de tamanoirs matelots. Ghamam et Kinta furent sermonnés à de nombreuses reprises, mais malgré les remontrances et les réprimandes parfois sévères, le peintre fut rassuré de voir son fils soudain devenir la coqueluche et le centre d'attention de l'école.
Et à chaque fois, c'était le même manège. Ghamam et Kinta avaient une discussion avec leur fils sur le savoir-vivre et la convenance. Nadir fronçait les sourcils, les yeux tournés vers le sol ou le côté. Ce n'était pas par honte, ni par défiance, mais peut-être était-ce une incompréhension de toutes ces règles dont il n'arrivait pas à saisir le bien fondé. Il écoutait attentivement cela dit, comme s'il prenait une note mentale de ce qu'il pouvait et ne pouvait pas faire. Ces sermons ne duraient jamais bien longtemps, tellement les deux parents étaient désarmés devant la candeur des remarques de leur chérubin. De toute manière, tout Lyra savait bien que l'Ignescence n'était pas quelque chose qu'il convenait de faire taire ou refouler. Il fallait juste trouver un canevas où elle pourrait s'exprimer sans causer de charivari ni d'esclandre.
C'est alors que la cité volante Tisdhera évoluait sur la mer, à la lisière de la Terra Cognita, que la réponse s'imposa d'elle-même à eux. Le Tumulte soufflait avec des airs de tempête : nuages noirs et grondants. La Sahanka était ballottée de droite à gauche, alors que la ville changeait de forme de manière frénétique et incontrôlable. Bien à l'abri dans l'un des bunkers de leur quartier, Nadir et ses parents attendaient que les courants mutagènes finissent de déferler. Les alarmes avaient résonné, et ils avaient convergé vers le refuge, comme ils l'avaient fait en de nombreuses occasions lors des exercices d'évacuation. Le lourd sas s'était refermé derrière eux comme la porte d'un coffre de l'Isura. Même si au dehors, le Tumulte faisait rage, Ghamam et Kinta finirent par s'assoupir, au gré des heures qui défilaient.
Ils se réveillèrent en sursaut, au son de cris d'effroi. Durant leur sommeil, Nadir était allé jusqu'à l'écoutille blindée, et avait entrepris de l'ouvrir au détriment du danger. Les autres adultes ne l'avaient pas vu faire, et n'arrivèrent pas à temps pour l'en empêcher. Quand les gonds du portail coulissèrent et que le Tumulte s'engouffra, il noya Nadir et Bubbles dans ses courants. Mais alors que tous croyaient leur heure venue, les vents ne déferlèrent pas à l'intérieur. Nadir continuait de se tenir sur le seuil, silhouette enveloppée de flux rosâtres et moirés, respirant à plein poumons le Tumulte. Et même si son apparence mutait continuellement, il revenait toujours à sa forme première... Inexplicablement, les bourrasques cessèrent, et le cyclone fit place au calme le plus olympien. Puis, dans une explosion de couleurs, une déflagration puissante émana de Nadir avant de se propager à toute la cité.
Plus tard, tandis qu'ils sortaient de leur fortin, Ghamam et Kinta s'aperçurent que la ville toute entière n'avait pas changé, hormis quelques endroits où tout avait été transmué en peinture. Des arbres faits de pigments, des fontaines où l'eau avait été remplacée par de l'aquarelle, des bâtiments qui avaient pris l'apparence d'une estampe... Mais hormis cela, la Sahanka entière était demeurée indemne, comme si le Tumulte n'avait pas eu d'emprise sur elle. Forcément, la Matriarche Tisdhera eut vent de l'acte inconsidéré de Nadir, et la famille fut mandée par son Berger. Après avoir patienté durant de longues minutes dans l'antichambre du Chapiteau, la représentante de Thalie les reçut dans ses quartiers. Kinta et Ghamam s'attendaient à être sévèrement admonestés, mais en lieu et place de blâmes, la Matriarche leur offrit des gâteaux et du thé, avec une amabilité des plus surprenantes.
Sans ôter son masque, la dirigeante regarda avec attention le jeune enfant, comme s'il était un prodige ou une bête de foire. Elle s'entretint avec lui pendant de longues minutes, posant mille et une questions afin de savoir ce qu'il avait ressenti en faisant face au plus pur Tumulte, ou s'il avait entendu son appel. Au terme du long interrogatoire, ses épaules se détendirent, et elle annonça à ses parents ce qu'ils avaient commencé à deviner en creux pendant l'entrevue : Nadir et Bubbles allaient devenir un Exalt, et elle allait personnellement s'assurer qu'ils reçoivent l'éducation et la formation nécessaires pour intégrer l'avant-garde des Corps expéditionnaires. Ghamam se leva d'un bond à l'annonce de cette glaçante nouvelle, arguant qu'un enfant ne pouvait pas se mesurer aux dangers de l'Effort de Redécouverte. Mais la Matriarche resta sur ses positions, inflexible et sourde à leurs réclamations. Car Nadir n'était pas un garçon ordinaire : ses facultés démiurgiques continueraient de grandir quoi qu'il advienne, et elles se devaient d'être canalisées en conséquence.
Ghamam se garda bien d'en dire davantage. Lui et sa femme s'étaient jurés de garder le secret. Car il y avait presque neuf ans de cela, alors que la métropole Lyra était entrée en collision avec une singularité de Tumulte, un nourrisson avait été déposé sur le pas de leur porte. Il était entièrement nu, mais ne criait pas, et au contraire, les regardait avec de grands yeux ronds et innocents. Kinta l'avait pris dans ses bras pour le réchauffer, avant de le couvrir d'un linge et d'une couverture, pour qu'il n'attrape pas froid. Ils n'eurent pas à l'apaiser, car il semblait déjà se sentir chez lui. Il fut compliqué d'expliquer l'arrivée inopinée du bébé aux voisins, et ils durent mentir éhontément. Alors qu'il grandissait, ils durent aussi trouver des explications farfelues à tous les phénomènes bizarres qui se produisaient dans son sillage. Mais en fin de compte, ils y parvinrent, bon an mal an, car fort heureusement, les Lyra étaient plus qu'habitués à l'étrange. Quand vint enfin l'appel de leur Matriarche, et que Wayfarer se mit en route vers l'inconnu, ils surent que le moment était venu pour Nadir de sortir de sa bulle, et de se révéler au monde...