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  • 21 mai 2025

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393 AC

Ses écailles blanches crissent les unes contre les autres alors que sa tête s'approche doucement de moi, comme un nuage vaporeux descend du firmament. Son gigantesque œil se pose face à mon visage, sphère opalescente qui me fixe et me dévisage sans ciller. Pendant une fraction de seconde, je me demande s'il est sage de l'invoquer de la sorte, si peu de temps après sa libération. Mais je bannis ce doute dans un recoin sombre de mon esprit, ne lui permettant plus d'affleurer à la surface. Il n'y a nulle alternative si je veux en avoir le cœur net.

"Kuraokami", dis-je sans sourciller.

Les flammèches d'albâtre de sa crinière flottent au gré d'un vent absent, et sa peau écailleuse luit tel l'émail... Il s'enroule sur lui-même, se tord, glisse sinueusement, aussi silencieusement qu'une nappe de brume. Mais je sais très bien qu'en lui gronde une colère indicible.

"Qui ose ainsi prononcer mon nom ? Fol humain qui ne craint pas mon courroux !", rage-t-il en dévoilant ses crocs.

Tout son être ondoyant se met à émettre un chuintement sinistre, comme un serpent à sonnette profère sa menace face à l'intrus.

"Je me nomme Afanas, Initié du Premier Cercle de Cinémancie et mage strygien du Kadigir, dis-je en le toisant avec morgue. Et n'inverse pas les rôles, tu es celui qui a fait appel à moi, pour faire pleuvoir neige et tourmente sur nos ennemis."

Son œil s'étrécit, devenant presque une fente.

"Oui, je me souviens. Tu as été le dépositaire de mon essence et tu as survécu, à ce que je vois, me taquine-t-il soudain. Que veux-tu, humain ?

— Savoir qui t'a enfermé ainsi au sein de cet arbre-monde. Et si c'est par ton entremise qu'il en est venu à mourir."

Il s'ébroue soudain, tandis qu'un rugissement gronde dans sa gorge comme un coup de tonnerre. Une neige drue se met à tomber depuis le ciel sombre, et une soudaine bourrasque me frappe, manquant de me faire choir. Mais je me redresse sans céder à la panique, puisant toutes les idées nécessaires pour renforcer ma psyché. Je ne serai pas celui qui baissera les yeux en premier.

L'Oneiros tourne autour de moi, faisant mine de m'emprisonner dans son étreinte. Je sens ses écailles se soulever et s'abaisser comme une houle chaotique. Il n'y a nulle part où fuir, aucune issue à son courroux.

"Cet arbre était déjà mort à mon arrivée... feule-t-il.

— Comment est-il devenu l'écrin de ton supplice, en ce cas ?" dis-je en haussant la voix pour couvrir son sifflement hostile. "Le Tumulte en est-il la cause ?"

Son mouvement s'accélère, et un ouragan se met à tourbillonner autour de moi.

"Tu connais toi-même la réponse à cette question."

Je fronce les sourcils, tandis que la tête du dragon me fait de nouveau face.

"Par duperie. Par des artifices impies", reprend-il presque avec dégoût.

Lindiwe disait peut-être vrai. La méthode employée avait eu pour résultat d'empêcher toute manifestation du dragon en tant qu'Eidolon, comme si quelqu'un était parvenu à l'exciser entièrement de l'inconscient collectif. Était-ce un savoir perdu des Yzmir, profondément enfoui dans les Interdits de la Faction ? C'était inconcevable, et pourtant, il y avait déjà eu une occurrence similaire.

De toutes les singularités magiques, le Miroir avait eu cette propriété inédite d'enfermer un Oneiros, et de le retenir prisonnier. Il était devenu impossible de l'invoquer de nouveau : toute tentative se soldait par un échec, comme si son idée constitutive était devenue un mot qui demeurait sur le bout de la langue, sans que l'on parvienne à le prononcer.

"Qui ?", finis-je par demander sèchement.

"Un humain, au masque de nacre et au manteau bordé de...

— Chrysanthèmes", me permets-je de couper, sentant ma propre colère bouillonner en moi. "Je vois que nous avons un ennemi commun."

Des éclairs zèbrent le ciel et frappent plusieurs fois en rapides successions le sommet du Cais Adarra. Fracas du tonnerre. Au loin, j'entends le roulement sourd d'une avalanche.

"Sache que ta colère est partagée, dragon."

Kuraokami serpente autour de moi comme une corde qui se noue à mon cou.

"Alors prends garde à toi, humain. Ton ennemi est sournois et perfide. Contrairement à toi, je suis éternel. Cet enfermement n'est qu'une parenthèse au sein de mon existence. Pour toi, il sera peut-être un enfer si tu te laisses prendre.

— Alors donne-moi les armes pour le battre !"

Je hurle ces mots, laissant transparaître ma propre fureur. Calmement, il m'observe, son œil me suivant alors qu'il tournoie lentement autour de moi.

"C'était un piège, et il en a fait une prison trois fois murée.

— Que veux-tu dire ?

— Ce lieu n'était pas l'étendue désolée qu'il est aujourd'hui. Le froid n'y avait pas résidence. C'est moi qui l'ai apporté avec moi. C'est là, à la base de l'arbre-monde, qu'il m'a convié. Mon Eidolon s'est manifesté à sa demande, en vue de régénérer l'arbre mort, soi-disant."

Autour de ses yeux, des effluves céruléens ondulent au gré des vents. Sa rage semble s'être apaisée, alors que de doux flocons commencent à dériver dans l'air autour de nous.

"Il m'a leurré au sein du tronc, et fait de son écorce les murs de ma geôle. J'ai eu beau tempêter contre sa paroi, elle ne s'est pas fendue, même si je pouvais faire trembler le sol et hurler le vent..."

La terre et la roche se mettent à trembler autour de moi. Je plante mon bâton ornementé dans le sol, et jette un coup d'œil au fragment d'Éther qui le complète. À l'intérieur sommeille Senka, prêt à bondir à ma demande si jamais j'ai besoin de son assistance. Mais je ne pense pas que cela sera nécessaire.

"Nous avons senti ton influence dans toute la région, lui dis-je.

— Mais j'ai eu beau frapper, m'ébrouer, et faire déferler la tempête — de pluie, de neige, de grêle —, rien n'y fit. Et le pire vint ensuite...

— Que veux-tu dire, ô kami ?"

Ses yeux me dardent en prenant la couleur d'une mer agitée.

"Il a usé de ma puissance, l'a détournée à ses fins. Il a puisé dans mon essence et fabriqué une terrible calamité. Une vague qui a tout ravagé sur son passage. Une onde qui a déferlé au point d'engloutir les montagnes."

Je sens mon estomac se nouer, alors que je réalise soudain de quoi il est en train de parler. Il parle du tsunami d'eau et d'Éther qui a fondu sur Asgartha et a failli dévaster Arkaster... Ainsi, le Sorcier au Manteau de Chrysanthème était l'artisan de ce carnage.

Mais cela voulait dire qu'il sévissait depuis maintenant près de quatre-vingt-dix ans. Quel âge avait-il ? Ou bien était-il immortel ? Je serre les dents, et fais machinalement craquer mon cou.

"Puis vint la patiente construction de cet écosystème et son peuplement. Le premier mur était celui de la matière : cet arbre-monde mort. Le deuxième mur était la lande de froid qu'il avait façonné en détournant ma propre essence, pour décourager quiconque de s'approcher. Quant au troisième mur... Le troisième mur était une espèce implantée là, adaptée au froid, et qui ferait tout pour éloigner les potentiels intrus.

— Ceux que nous nommons les Belisenki."

Kuraokami se contente de me fixer, mais son silence vaut pour acquiescement.

"Tel un jardinier impassible, il a posé autour de moi des piquets et des clôtures, afin que nul ne puisse m'approcher. Voilà le récit de mon incarcération et de mon déshonneur, humain. J'espère que tu es satisfait."

Je hoche la tête. Il n'y a plus de raison de le garder ici. D'où qu'il vienne depuis l'Empyrée, il a probablement un royaume à reconstruire, ou bien à tenter de sauver.

"Je te remercie, dieu des pluies et du blizzard."

Pendant un bref instant, j'ai l'impression de déceler dans son regard une pointe de morosité ou de souffrance. Mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, il arque son corps longiligne et se cabre, prenant son envol. Autour de moi, la neige se soulève, et je lève mon bras pour me protéger de la tornade qui naît dans son sillage.

Je le vois percer les nuages sombres et grondants, l'entends rugir, sans savoir si c'est un cri de haine ou de liesse d'avoir enfin été libéré. Soudain, suite à un aveuglant flash lumineux, je le vois se désincarner en une impressionnante toile d'éclairs.

J'inspire longuement pour calmer mon cœur et mettre ma furie en sourdine.

"Impressionnant, n'est-ce pas ?"

Je fais soudain volte-face, récupérant mon bâton au passage pour me mettre immédiatement en position de combat. Mes Iris s'illuminent et se posent sur l'individu qui vient de m'interpeller.

Face à moi se tient un homme aux yeux rieurs, qui lève les mains en signe d'apaisement. Je le reconnais dans l'instant. Son apparence est celle qu'Abracosa a peinte, lorsqu'elle a réalisé la fresque de la grande salle du Conclave, intitulée la Diatribe de l'Apostat.

"Wanjiru."

À ses côtés se tient une Initiée, probablement son canal d'incarnation. La jeune femme se tient à l'écart, ajustant les lunettes sur le bout de son nez. Elle ne semble pas à l'aise dans cette contrée hostile, plutôt du type à arpenter les allées du Magisterium ou les corridors poussiéreux de la bibliothèque de l'Envers qu'à crapahuter dans les étendues sauvages.

"Je te présente Suha, dit-il en suivant mon regard. Une nouvelle recrue qui m'assiste dernièrement."

Après l'avoir scrutée de la cape aux pieds, je finis par me désintéresser d'elle et croise les bras sur mon torse, avec une défiance de circonstance.

"Et que me veut le fondateur du Qorgan ? Je pensais avoir été clair, la dernière fois. Participer à ta chasse aux sorcières ne m'intéresse nullement. J'ai sondé Kojo, et même lui n'a pas vraiment idée de ce qu'il a accompli. Et je doute qu'il y parvienne de nouveau. Il a seulement suivi l'inspiration du moment..."

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Wanjiru se fend d'un sourire navré.

"Détrompe-toi. Une fois une prouesse réalisée, il devient beaucoup plus aisé de la réitérer. Et pour d'autres d'y parvenir à leur tour. Mais non, je ne suis pas là pour cela. Je suis là pour te prêter main forte. Car quoi que tu dises, tu mènes toi-même ta propre chasse aux sorcières, ou devrais-je dire, ta chasse au sorcier."

Je le fustige du regard.

"Il va falloir que tu en dises plus, Eidolon.

— Je vais faire mieux que cela. Je vais te montrer."

À travers mes Iris, je le vois prendre un peu plus de consistance. Je sens que Suha est en train de lui insuffler du Mana, juste un filet ténu, mais ce n'est pas ce qui m'intrigue. En puisant dans cet afflux, Éther et Quintessence se lient, s'entremêlent. Et la texture de Wanjiru semble devenir plus tangible, jusqu'à ce que je ne puisse même plus distinguer sa nature.

"Depuis longtemps maintenant, le Qorgan est parvenu à matérialiser des Eidolons qui ne peuvent pas être détectés par le commun des mortels, même à travers les Iris les plus affûtés. Nous nous en servons pour espionner, bien entendu. Tu connais la nature de notre œuvre..."

Je fronce les sourcils.

"Ce n'est pas quelque chose qui me surprend outre-mesure.

— Je le conçois, mais prends donc un peu de temps pour pondérer cette simple question : en ton âme et conscience, ne penses-tu pas que notre victoire sur le Kraken était plus simple qu'initialement anticipé ?"

Pendant une fraction de seconde, je me demande où il veut en venir. Puis je saisis toute la mesure de ses propos. Une illusion ? Un faux-semblant ?

"Tu penses que le Kraken n'était pas un Léviathan, comme envisagé, mais un Eidolon ? La quantité de Mana que nécessiterait une telle invocation est extrême, et très improbable...

— Mais pas impossible, n'est-ce pas ?"

Je me mets à réfléchir, pesant le pour et le contre, essayant de me remémorer l'assaut dans les moindres détails. C'était chose possible, mais restait une interrogation de poids.

"Mais pourquoi faire une telle chose ?

— Pour nous empêcher de regarder plus loin que nos murailles."

Je me fige, interrompant le fil de mes pensées. Puis je secoue la tête.

"Conjectures.

— Je l'avoue, oui. Mais tu ne sais pas tout. Depuis longtemps déjà, depuis Amahle et sa rébellion, nous suspectons qu'un groupuscule agit dans l'ombre, pour museler l'expansion d'Asgartha en y causant des troubles réguliers.

— Pour quelle raison ? Pour la temporiser ?"

Wanjiru acquiesce solennellement.

"Et dans ce cas de figure, le Kraken n'en serait qu'un autre artifice, bien pratique pour nous restreindre à notre seul territoire, sans perspective autre que de nous accommoder de notre petit lopin de terre."

Il se dirige vers le petit promontoire de pierre, et observe au loin, mains dans le dos, l'arbre-monde défunt.

"J'ai eu près de cent-cinquante ans pour enquêter, dans l'ombre et entouré d'une succession d'individus de confiance. Chaque fois, un cercle restreint, pour ne pas ébruiter nos recherches. Et après tout ce temps, je pense que ce mouvement de défiance, qui vise à limiter notre développement, est coordonné par les mêmes individus, depuis l'âge de la révolte de Kalu."

Je renifle, détendant mes muscles.

"Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Il y a des similitudes de fonctionnement qui vont au-delà d'une simple méthodologie, marmonne-t-il. Presque des traits de personnalité identifiables.

— Une sorte de signature ? Il faudrait qu'ils soient immortels. Des Eidolons ?"

Wanjiru acquiesce.

"Je les nomme les Parjures, et en prenant un peu de hauteur, je sens leur influence au sein de toutes les Factions. Elle est discrète, mais si on sait où chercher, on peut commencer à ébaucher un motif qui se dégage. Des informations qui disparaissent chez les Ordis, des secrets volés chez les Yzmir, peut-être des expéditions qui échouent chez les Bravos... Des opposants infiltrés qui se cachent au sein de presque toutes les Factions, et qui dénaturent leurs idéaux."

Je serre les dents.

"Et le Sorcier au Manteau de Chrysanthème est celui qui a élu domicile au sein de la nôtre.

— Précisément. Ou du moins, c'est ma théorie."

Je l'observe avec attention.

"Alors qu'en dis-tu ?"

J'inspire profondément.

"De rejoindre ta cabale ? dis-je avec exaspération. J'en dis que l'essence même de ton être, en tant qu'Oneiros, est ancrée dans le complot. C'est dans ta nature de les voir partout."

Il hausse les épaules, ne me contredisant pas le moins du monde.

"Mais cela ne veut pas dire que j'ai tort", finit-il par répondre.

Je caresse ma barbe.

"Il va falloir plus que de simples hypothèses si tu espères me convaincre."

Wanjiru me fixe de nouveau, cette fois-ci avec un peu plus d'irritation.

"Ce que tu as découvert aujourd'hui ne te suffit pas ? Alors que nous étions cloîtrés, d'autres nous ont précédé dans la Terra Incognita, et utilisé ses mystères à leurs propres fins. Nous allons perdre si nous ne nous serrons pas les coudes."

Je scrute son expression impassible, essayant d'y déceler la moindre trace d'entourloupe. Mais son visage est un masque. Il finit par soupirer et regarder la gorge escarpée où s'élance l'arbre que nous avons appelé le Nilam.

"S'il te plaît, Afanas. Il n'y a aucune raison de ne pas nous allier.

— Je refuse d'être un simple jouet dans tes machinations, Wanjiru."

Il souffle longuement.

"Je ne suis pas là pour te jouer des tours. Tout ce qui m'importe, c'est la sécurité d'Asgartha."

Je ricane et secoue la tête.

"Ce ne sont pas de grands principes qui parviendront à me convaincre, Eidolon.

— Très bien. Alors entends ceci. Je pourchasse sans relâche mes ennemis et ceux de la nation. Celui que tu traques en fait partie, et je suis bien décidé à le débusquer. Pour ce qui est de sa sentence, je te laisserai seul juge de la manière dont il pourra expier ses fautes."

La dénommée Suha ne semble pas très à l'aise avec l'idée, mais ne pipe pas mot.

"Où étais-tu, quand je clamais haut et fort son existence auprès de mes pairs ? Où étais-tu, quand on se moquait ouvertement de mes dires ?

— J'écoutais, et dans l'ombre, j'agissais. Et je l'avoue, j'ai sciemment nourri l'incrédulité ainsi que les railleries dont tu as été l'objet. Si la hiérarchie prenait au sérieux tes accusations, il y avait un risque qu'il aille se terrer quelque part et que l'on ne retrouve jamais sa trace..."

Malgré la rancœur, je savais qu'il avait eu raison d'agir de la sorte. J'en aurais fait de même, si j'avais été à sa place... Il fallait le reconnaître, il avait du culot d'oser avouer son implication dans l'opprobre dont j'avais souffert.

"Limier, juge et bourreau ?

— Oui, c'est ce que je te propose", ajoute-t-il presque nonchalamment.

Je le fixe avec attention, essayant de deviner ses véritables intentions. Était-il possible qu'il me mente ? Certainement. Voulait-il se servir de moi comme d'une arme ? Bien entendu. Mais je balaie chaque éventualité à l'aune de ce qu'il me propose. La vengeance, pure et simple.

Et cette dernière luit en face de moi, comme une bouche à feu. Peut-être que moi aussi, je pouvais me servir de lui en retour.