
Moyo & Silk

Lore
11 septembre 2025
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Juste regarder ce qui l'entoure et tenter d'en comprendre l'existence. S'asseoir là, au milieu de nulle part, ou s'isoler dans la foule en fermant les yeux, et doucement se laisser gagner par la méditation. Comme un fleuve qui s'écoule goutte à goutte. Comme une parenthèse salutaire, pour ne pas se laisser noyer par le bruit et la fureur. Moyo a toujours eu cette capacité à se cloisonner, à fermer les écoutilles et à vivre dans son monde intérieur. Désormais, il peut se lover dans les plis de Silk pour se couper du monde extérieur, pour le regarder comme un simple spectateur détaché. Jamais il n'aurait imaginé, étant enfant, connaître un lien pareil avec autrui. Et encore moins avec une créature. Mais il était conscient du privilège qu'on lui avait accordé. Cette conscience étrangère avait été comme une fenêtre ouverte sur le monde, un nouveau point de vue, grâce auquel il pouvait regarder les choses autrement, mais aussi tisser des liens que jamais il n'aurait pu nouer auparavant...
Le petit garçon qu'il était, réservé et lunaire, rêvait déjà d'animaux féériques, d'êtres magiques et microscopiques. Il aimait aussi regarder, dès qu'il le pouvait et des heures durant, les insectes vivre leur propre vie, sans prêter attention au géant qui les contemplait. Il les laissait tranquilles, et ils le laissaient tranquille, contrairement aux autres enfants qui sans cesse lui cherchaient des noises. Parce qu'il était bizarre. Parce qu'il était différent. Cet amour des bestioles, il l'avait hérité de sa mère Muna. De toute façon, ses parents, Abu et Tascha, lui laissaient une grande liberté. Ils vivaient dans l'arrière-pays, presque à équidistance entre Kestia et Amorgand, dans un village de bûcherons situé en plein cœur de la forêt bleue. Tascha disait d'ailleurs que Moyo était quelque part la personnification de ces bois : mystérieux et toujours la tête dans les nuages.
Sa curiosité le poussait à battre la campagne à la recherche de petits insectes, en évitant autant que possible de se retrouver sur la place du village, où les autres enfants jouaient. Il était fréquent que ses parents le retrouvent le nez dans un buisson, ou rivé au sol, à discuter avec un doryphore ou une sauterelle. Pour le repérer plus facilement, Abu, son père, après une soirée angoissante à le chercher à la nuit tombée, lui vissa sur la tête son énorme chapeau de paille. Ça ne le dérangeait pas outre mesure, même si cela attisa les moqueries des autres enfants de son âge. En réalité, il fit de ce couvre-chef son oriflamme, sa marque de fabrique, son emblème, et aussi un peu sa carapace. Bien entendu, il fut piétiné, déchiré, maculé de boue. Juste pour se moquer. C'était probablement les seules fois où il osait se battre, pour le défendre, pour le récupérer. Il revenait à la maison couvert de bleus et le nez en sang, et il tendait le chapeau à son père, pour que ce dernier puisse le raccommoder.
Sa passion pour l'entomologie et l'infiniment petit aurait naturellement pu le pousser vers une vocation de naturaliste, mais sa zone d'intérêt évolua petit à petit au fil du temps. Les hautes-terres de Nutsuwa se distinguent en effet d'autres régions d'Asgartha par la porosité du Voile séparant la réalité du monde de l'imaginaire. C'est pourquoi d'étranges phénomènes s'y produisent, nimbés du bleu qui colore l'air même des sous-bois. Singularités d'Éther, apparitions fantomatiques, bizarreries en tout genre... C'est pourquoi de nombreux Yzmir ont élu domicile ici, loin du Kadigir, pour étudier la perméabilité de la barrière entre les mondes, et d'en mesurer les conséquences sur la nature. Moyo assista à l'émergence de nombreuses nouvelles espèces, teintées par l'imaginaire. Il les répertoria dans son carnet, à grands renforts de croquis et d'annotations. Peu à peu, sa passion se déplaça vers un domaine connexe et tout aussi fascinant, que les Initiés appelaient l'exobiologie.
L'étude de formes de vie étrangères, avec en premier plan ce que l'on nommait les Chimères ; l'observation de l'influence de l'Éther sur le vivant, très courante en Nutsuwa... C'était pour lui un tout nouveau champ d'études, aux possibilités infinies. Biologie et magie, un mélange captivant et enchanteur. Mais c'était aussi une discipline dont l'objectif était de comprendre la différence. Quelque part, c'était peut-être aussi pour lui un moyen de domestiquer sa propre différence. Celle qu'il avait toujours ressentie vis-à-vis des autres. Le soir venu, il discutait souvent avec Maris Chira, un mage Yzmir stationné à Tsunoo. Il avait pris l'habitude, depuis tout petit, de lui ramener les insectes altérés qu'il capturait dans des boîtes, ou dans son épuisette. Contrairement aux autres, lui ne le jugeait pas, ne se moquait pas de lui. Au contraire, il disait que la différence était une richesse, et la standardisation un appauvrissement.
C'est ce qui incita Moyo à rejoindre les Yzmir, non pour réellement devenir un mage, mais afin d'embrasser une carrière très spécifique. Après le lancement de l'Effort de Redécouverte, et la recapture de Caer Oorun, on fit appel à lui en tant que spécialiste des formes de vie inconnues. Et quand les Corps expéditionnaires entrèrent dans le Storhvit, il fut appelé à travailler d'arrache-pied sur ce biome enneigé, dont les règles n'avaient rien à voir avec ce qu'il avait connu auparavant. Cette affectation lui parvint à travers une lettre, dans laquelle une naturaliste Muna désirait son expertise. Elle se nommait Saskia Averina, et étudiait une forme de vie particulière, qu'elle avait appelé prosaïquement les Phalènes de Mana. Moyo découvrit avec fascination la mite éthérée, ses propriétés, son cycle de reproduction... D'abord en tant qu'assistant, puis en tant que collègue, il découvrit tous les secrets ou presque de ce papillon si étrange.
Tout au long de leur collaboration, et au gré de nombreuses nuits blanches à analyser les échantillons et à formuler des théories, Moyo en vint à ressentir un profond respect pour la laborantine Muna. Son instinct était incroyable, tout comme son sens de l'observation. Son intuition naturelle lui permettait d'extrapoler aisément et de formuler mille hypothèses, qu'ils s'évertuaient à vérifier, au détriment parfois du sommeil. Mais plus que tout, elle l'inspirait. Chacune de ses déclarations faisaient naître en lui une idée, une illumination soudaine. C'est de cette façon que Moyo en vint à comprendre ce qui se passait au sein du Storhvit. Saskia avait souligné la nécessité de réfléchir à la question de façon holistique, de comprendre comment l'écosystème fonctionnait dans sa globalité. Quelle était la place des Phalènes ? Celle des Belisenki ? Pourquoi le Peuple de l'Hiver était immunisé à l'hostilité de ces derniers ? Et ça avait soudainement fait tilt.
Durant leurs expérimentations, ils reçurent l'aide d'Akesha. Si leur approche était empirique, la sienne équivalait à de la science appliquée. L'Initiée alla même jusqu'à ingérer une chrysalide, et à s'exposer à un Belasenka pour vérifier leur postulat : que les Belisenki veillaient sur tous les êtres qui exsudaient des "phéromones" de Phalène. Suite au succès inespéré du trio, un plan d'action vit rapidement le jour pour mettre fin aux échauffourées avec les menaces blanches, alors que le danger du Tumulte approchait à vue d'œil. Grâce à Akesha, ils bénéficièrent de plus de temps pour élever des Phalènes en captivité, afin de récolter leurs cocons. Dans un grand effort concerté, avec le soutien inespéré et inestimable des Yzmir, de nombreuses chrysalides furent distribuées à tous les membres des Corps. Du jour au lendemain, Moyo était devenu un héros. Une célébrité.
Après la libération de Kuraokami, les morceaux d'écorce du Nilam furent récupérés par les Initiés Yzmir, afin d'étudier comment un Oneiros avait pu rester prisonnier du tronc de l'arbre-monde cristallisé. Ils furent même, de manière bien pragmatique, utilisés pour bâtir un observatoire dont les parois pourraient résister au Tumulte... Finalement, la surprise ne vint pas de l'écorce en elle-même, mais de ce qu'elle contenait : une larve congelée, qui sortit d'hibernation une fois exposée à des températures favorables à son réveil. Il ne faisait aucun doute que c'était une Chimère, et de par sa proximité théorique avec les Phalènes, c'est évidemment à Moyo qu'on confia la tâche de veiller sur sa croissance, et de l'étudier.
Les murs de son atelier sont striés, faits d'écorce si blafarde qu'on dirait de l'os blanchi. Sur le plafond onduleux sont suspendus des myriades de cocons. Dès qu'il voit que l'un d'entre eux est sur le point d'éclore, il le transporte au sein de la pouponnière, où les Phalènes émergent pour voleter et se reproduire. Bien entendu, cela n'empêche pas certaines d'entre elles de voleter au-dessus de son bureau ou de sa paillasse. Il ne peut pas toutes les surveiller. Sur la table, Silk rampe nonchalamment vers la source de Mana. Il crache ses fils, dont il fait une pelote autour de la source d'énergie, pour s'en faire une réserve, un casse-croûte pour plus tard. Puis il attrape la boule, et la fourre dans le pli de son épiderme, bien à l'abri de ses bourrelets annelés. Moyo regarde la chenille, et il repense à son enfance, quand il regardait les lignes de fourmis transporter des bouts de feuille et de pétale.
Sauf qu'à présent, il n'avait plus besoin d'imaginer ce qui se passait dans leur tête, en voyant un géant se pencher au-dessus d'eux. Depuis le Musubi, il le savait. Il avait eu du mal à se faire à sa cognition, si différente de celles des humains — ou de la sienne, en tout cas. Mais quelque part, ne disait-on pas de lui qu'il était différent, lui aussi ? Il se disait que c'était comme se lier avec un nouveau-né, dont les préoccupations étaient fondamentalement primales : la faim, l'inconfort, la soif, la fatigue... Mais peu à peu, des pensées plus complexes avaient surgi du proto-intellect de la Chimère : l'attachement, l'éloignement, le souvenir, la projection... Était-ce un développement naturel, ou bien la larve prenait-elle appui sur sa propre capacité de réflexion pour façonner la sienne ? Et ce qui n'était au départ qu'un simple cobaye se mua par la force de choses en partenaire de vie.
Jamais Moyo n'aurait pensé un jour être lié de cette façon à quelqu'un d'autre. Il se pensait trop différent pour que quiconque parvienne à le comprendre vraiment. Même ses parents ne l'avaient jamais vraiment compris, au final, même s'ils avaient été tolérants et bienveillants. Mais Silk, lui, le comprenait. Ils partageaient une perception commune. Le vécu de l'un était celui de l'autre. Ce n'était pas comme dresser un animal, c'était plutôt comment éduquer un enfant. Non pas en lui apprenant des tours, mais à réfléchir par lui-même. Et même plus que ça. C'était comme permettre à une part de lui-même de s'épanouir. Regarder Silk, c'était comme se regarder lui-même, depuis un point de vue extérieur. Et plus il le faisait, plus il se comprenait : ses automatismes et atavismes, ses biais, ses limitations...
Ça lui permettait de changer, de s'adapter. Il avait toujours eu conscience de sa différence, mais il ne se sentait pas vraiment spécial. C'est faire partie d'un Exalt qui l'avait rendu spécial. Saskia disait souvent que toute vie était issue de la capacité de symbiose : l'électromagnétisme, qui permettait aux atomes de s'associer en molécules ; les cellules vivantes, qui s'étaient liées pour façonner des organismes multicellulaires... Peut-être était-ce ce qu'elle appelait le Skein, ce lien par lequel Silk et lui s'étaient liés ? Mais c'était là le prolongement artificiel d'un mécanisme naturel. Le lien à autrui, la relation, l'association de deux êtres... par extension l'amitié, la camaraderie, ou même l'amour. Qu'étaient-ils, en réalité ? Une résultante du Skein ? La seule certitude, en observant Silk grandir, c'est que lui aussi grandissait en retour, intérieurement. La présence de Silk le forçait à regarder en dehors de lui...
Au sein de l'atelier, Saskia et Akesha sont en train de discuter. Elles sont toutes deux près de la fenêtre, une tasse à la main. Au départ, la présence de l'Initiée l'avait dérangé, voire même irrité. Il la voyait comme une source de distraction, une intruse. Mais peu à peu, il s'était habitué à elle, et n'avait pu qu'admettre que, sans elle, la menace Belisenki aurait duré bien plus longtemps. Quand elles n'étaient pas là, le laboratoire était calme, presque trop calme. Et au fur et à mesure, Moyo en était venu à se demander ce que ce serait de retourner au dehors, à fureter dans les buissons, à retourner les pierres pour voir ce qui grouillait dessous. Silk lui redonnait l'envie de laisser libre cours à sa curiosité, de se confronter au ciel. Et surtout, de vérifier une hypothèse. Car rétrospectivement, quelque chose l'avait profondément dérangé au sein du Storhvit. Tout y était parfaitement agencé, organisé, au point d'en paraître manufacturé, synthétique. À y regarder de plus près, c'est comme si la région entière avait été contrefaite, en une parodie de nature.