
Kauri & Puff

Lore
5 septembre 2025
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Ses pieds foulent la terre, et il laisse ses orteils s'enfoncer dans l'humus. Agitant son bâton de berger, il guide ses chiens avec des sifflotements, des claquements de langue ou des hululements pour diriger le troupeau. Puis il s'allonge dans l'herbe et regarde passer les nuages au-dessus de la Chape, comme il le faisait quand ils étaient encore à la maison, en Asgartha. Mais contrairement aux Fragments, il ne ressent pas ici les vibrations incessantes qui parcourent les îlots volants. Le sol est silencieux. Il peut laisser fondre sa vigilance et écouter le son des clochettes, ainsi que le bêlement occasionnel de ses bêtes. Il n'a pas à être aux aguets, n'a pas à sans cesse scruter les prémisses d'une secousse sismique. Et c'est bien paradoxal, car ils sont loin dans le Tumulte, et Kauri s'attendait à ce que le danger y rôde partout. Enfin, il avait eu vent de tous les déboires des explorateurs et des drames, mais lui avait été bien préservé des menaces. Peut-être même trop, d'ailleurs, car l'ennui avait été son plus grand ennemi dernièrement.
Les premiers temps avaient été durs. Avec les quelques autres enfants, il avait été confiné durant de longs mois au sein de l'Ouroboros. Ç'avait été une cellule exiguë, un monde étriqué. Bien sûr, ils pouvaient parfois se tenir sur le bastingage, quand le temps était clément et que l'amirauté le leur autorisait, mais sans quoi, ils étaient cantonnés à leur prison de métal. Alors ils se réfugiaient dans la serre pour jouer, mais même comme ça, être à l'air libre et les pieds sur la terre ferme lui manquait terriblement. Des mois cloîtrés face à l'hiver, enfermés et isolés... Les autres enfants étaient tout aussi perdus et déboussolés. Tous avaient eu l'autorisation expresse d'accompagner les Corps expéditionnaires, car l'un de leurs parents au moins avait une expertise irremplaçable dans un domaine particulier. Pour lui, ça n'avait pas été son père, berger depuis toujours, mais bien sa mère, dont les compétences en hydrosystèmes et en sciences de l'eau avaient été considérées comme une absolue nécessité pour l'entreprise. En fin de compte, ils avaient tous les trois eu de la chance dans leur malheur...
Vivre en Vanderun, c'était entendre en permanence un grondement lancinant, comme une bête grognant au loin, ou un orage à l'horizon. Parfois, le sol tremblait. C'est pourquoi tout dans les maisons était organisé en conséquence : sangles, rebords, attaches... Si on voulait conserver sa vaisselle intacte, il fallait aussi de la discipline, et tout ranger directement, sans procrastiner. Car laisser tout en plan était la meilleure façon que tout se brise au sol à la première secousse venue. Quand ils mangeaient dans la cuisine sombre et étriquée de leur chaumière, c'était sur une table de bois creusée, avec des compartiments pour poser les verres et les assiettes, afin qu'ils ne puissent pas se renverser ou déborder au moindre tangage. C'est d'ailleurs pourquoi les plateaux de l'Ouroboros ne le choquèrent pas outre-mesure, car la cité volante était aussi agitée par les mêmes vibrations, surtout quand elle était en mouvement.
La partie sud d'Enosha n'était pas la région la plus tranquille d'Asgartha, loin de là. Bien sûr, on pouvait toujours dire que c'était pire sur l'île désolée de Suspira, même si lui n'y était jamais allé, et se laisser tromper par les alpages suspendus de carte postale. Mais en vrai, la vie sur les îlots était pour le moins rugueuse. Chaque jour, en plus des secousses, il fallait composer avec les caprices de la terre fragmentée. Le déplacement d'un bloc par rapport à un autre impliquait parfois qu'il devenait impossible de passer de l'un à l'autre pendant des jours ou bien des semaines, l'écart étant trop grand pour les ponts amovibles, qu'ils soient faits de cordages ou de planches de bois rabattables. Kauri ne sortait jamais sans son grappin, d'ailleurs, histoire d'avoir toujours une solution de secours.
Il y avait aussi les explosions, petites ou plus massives, quand des veines d'aérolithe, mises à nu par les frottements successifs des rochers entre eux, se percutaient soudain. Ce qui causait en retour des effondrements ou des glissements de terrain, parfois sur des milles à la ronde. C'est pour ça que toutes les constructions étaient faites en matériaux souples, comme le bois et la paille, car elles étaient bien plus faciles à réparer et à reconstruire. Et il y avait aussi les vrais tremblements de terre, les gros, quand les Fragments majeurs entraient en collision les uns avec les autres. L'onde de choc se propageait alors, déracinant parfois les arbres, surtout quand elle se combinait avec une déflagration ou une réaction de chaîne. Au final, ce qu'il fallait, c'était écouter les bêtes. Elles savaient, des minutes en avance. Elles avaient un instinct pour ça.
Mais le pire, c'était sûrement la solitude. Tous les chalets étaient éloignés les uns des autres, parfois de plusieurs kilomètres. Pour aller à l'école, il lui fallait marcher trois quarts d'heure en sortant de la route et en suivant le ruisseau. Et si le matin, c'était une descente pastorale pour aller jusqu'au hameau, la remontée était toujours ardue en fin d'après-midi. Quant au retour à la maison, après les devoirs, il était synonyme de corvées : entretenir la grange, aller chercher du bois... tout un ensemble de tâches ménagères régulières et chronophages. Une fois toutes les besognes terminées, il avait quartier libre. C'est là que Kauri allait retrouver Arib, Fania et Tadeu, pour leur deuxième école, buissonnière, cette fois. Mais durant les longs mois d'hiver, il passait toutes ses soirées avec ses parents pour seule compagnie. Au cœur de Caer Esvander, loin de Hadera ou de tout centre urbain, perdu au milieu de la presqu'île flottante... Autant dire perdu au milieu de nulle part.
La mère de Kauri, quant à elle, voyageait constamment. Sur des îlots volants, l'eau, sa collecte et son acheminement, étaient cruciaux, surtout quand la topographie pouvait changer du tout au tout au fil des ans. C'est pour ça que les paysans et les collectivités faisaient appel à elle, pour traiter ou détourner des cours d'eau, faire des stocks pour parer à d'éventuelles pénuries. Jusqu'alors, elle avait toujours préféré que Kauri reste avec son père, pour l'aider à s'occuper de leur corps de ferme, mais elle lui avait fait la promesse de l'emmener avec elle quand il serait un peu plus grand. Ça ne le dérangeait pas outre mesure, même s'il était tout de même curieux de ce qui se trouvait au-delà des vallons voisins... Kauri s'occupait de leurs bêtes depuis que son père s'était abîmé le genou, et elles le lui rendaient bien. Les troupeaux de glyptoyaks ne sont jamais farouches, mais lui pouvait tous les reconnaître du premier coup d'œil. Il connaissait leurs noms, leurs personnalités : Peke le peureux, Huka la diva, Kareti le cajoleur...
Chaque année, il s'occupait de leur transhumance, ralliant le haut-plateau. C'était un voyage de plusieurs semaines aller-retour, seul avec ses chiens et son cheptel. Il y avait dans l'entreprise quelque chose de grisant, presque d'initiatique : la préparation en amont, pour être sûr de ne rien oublier ; la pérégrination en elle-même, exigeante et parfois à flanc de falaise ; et bien sûr le repos tout là-haut, au-dessus des nuages et tout près du ciel. C'est là qu'elle était venue le trouver, un soir, à la belle étoile. Le feu crépitait encore, mais était en train de s'éteindre doucement. Lui rêvassait, emmitouflé dans son plaid. Il trouva l'Eidolon en face de lui, à le regarder, assise sur une bûche. Elle lui révéla qu'elle se nommait Niavhe. Bien sûr qu'il la connaissait. On lui avait raconté son histoire maintes fois, à l'école. Et pour une raison inconnue, elle décida de rester à ses côtés durant toute la durée de la retraite.
Elle lui parla longuement de la Katkera, de la richesse de sa faune et de sa flore. Elle lui partagea le fragile et merveilleux équilibre sur lequel tout le réseau du vivant était bâti, de ses interactions les plus primales au rôle que les Muna avaient à jouer. Elle lui expliqua comment il pouvait communiquer avec les animaux ou les plantes à travers les veinules du Skein, sans passer par le filtre des mots. Elle lui raconta aussi son secret, après lui avoir fait promettre de ne rien révéler à quiconque. Et chaque année, durant l'estivage, elle continua de le former de la sorte, au point que devenir lui-même Muna devint une envie pressante. Quand Kauri en fit part à ses parents, ils furent bien embêtés. Il n'était pas question qu'il parte pour Kirighai, car ils ne pouvaient pas se passer de lui à la ferme. En lieu et place, ils demandèrent à l'Altérateur du village d'appeler Eru, pour que ce dernier, trois fois par semaine, se charge de l'éducation de leur fils.
C'est ainsi que l'étincelle du Skein continua de grandir en lui, au lieu de s'étioler. Niavhe lui avait déjà avoué que ses prédispositions étaient fortes, qu'il était un Bourgeon au sein de la toile, et qu'il serait dommage de le laisser se faner. Nul ne savait réellement pourquoi ou comment le Skein s'éveillait chez certains individus et pas chez les autres. Peut-être était-ce comme des graines, qui avaient besoin d'un faisceau de conditions pour éclore ? Kauri avait reçu ce don, et il lui appartenait de choisir ce qu'il voulait en faire. Ça avait été une évidence pour lui, car depuis l'enfance, il avait toujours été proche de ses bêtes. Pouvoir communiquer avec elles était une opportunité qu'il ne pouvait pas raisonnablement laisser passer. Mais s'il avait très tôt accepté sa vocation, il n'envisageait nullement de quitter Vanderun. Il y avait déjà beaucoup à faire dans les environs, avec les fréquentes attaques de lynx, de lions des montagnes ou de rapaces des sommets... Les communautés locales avaient besoin du patronage d'un Muna.
Les glyptoyaks levèrent soudain la tête, et une alarme résonna dans le Skein. Avant même que les premières secousses ne viennent agiter les pâtures, ils se mirent à frétiller dans leur enclos, pris de panique. Les yeux de Kauri se tournèrent vers le nord-ouest. Il libéra le troupeau, qui se mit à s'égayer dans la nature, vers le sud, vers le centre de leur îlot. Puis il se précipita dans la maison pour alerter son père et l'aider à sortir. Il fit sonner les cloches, dix fois, pour avertir les autres habitants de la vallée qu'un séisme était imminent. Quand les secousses frappèrent leur Fragment, Kauri et son père tombèrent à la renverse sous la force de l'impact. Se protégeant l'un l'autre, incapables de se relever à cause de la puissance des spasmes de la terre, ils assistèrent, à l'apparition d'une faille. La fêlure cisailla le flanc de montagne, traversa comme une entaille les contreforts herbeux. Avec horreur, ils virent leur foyer se fissurer de part en part... Tout le pan s'affaissa ensuite, avant de basculer en direction de l'Inframer tout en se disloquant...
En définitive, toute la zone fut décrétée instable et inhabitable par les autorités. De nombreuses familles furent obligées de se relocaliser, parfois en toute urgence. Et même si face à l'ampleur de la catastrophe, la Province leur alloua les fonds nécessaires pour repartir de zéro ailleurs, quelque chose s'était brisé. Car c'était au lieu qu'était dévolu leur attachement, et aux personnes qui y vivaient. Tadeu fut le premier à partir, en direction de Svarograd. Puis ce fut le tour de Fania et de sa famille, résolue à tenter sa chance en ville. La dispersion de la communauté par-ci par-là, en fonction des arpents encore disponibles, était un déchirement, un déracinement. C'est durant leurs démarches administratives que leur dossier tomba dans les mains d'un recruteur de l'Effort de Redécouverte. Sa mère avait un profil rare et recherché pour s'occuper des réserves d'eau de l'Ouroboros, ainsi que de l'approvisionnement des troupes au sol.
C'est pour toutes ces raisons qu'il était désormais là, sous des ciels inconnus. Pourtant, quand il regardait en l'air, ils avaient à peu près la même teinte qu'à la maison. Le bêlement affolé d'un agneau le tire brusquement de ses pensées, et il se dirige vers la clôture dans laquelle il s'est empêtré. Avec patience et délicatesse, Kauri retire sa patte du nœud dans lequel elle s'est emmêlée, et sourit en le voyant gambader de nouveau vers sa mère pour lui raconter ses mésaventures, sa toison faite de nuages froufrouteux oscillant de manière vaporeuse, un peu comme une barbe à papa immaculée. Il salue les autres brebis, demeurées impassibles, avant de se figer, sentant une présence dans son dos. Il se retourne, pour voir le bélier gigantesque le regarder d'un air mauvais. L'avait-il surveillé tout du long pour voir s'il ne maltraitait pas son petit protégé ? L'animal se détourne en agitant ses cornes, presque avec morgue, et Kauri se permet de soupirer. C'était étrange. Personne à part lui ne semblait avoir remarqué que le bovidé était en réalité une Chimère, paradant sous la forme d'un ovin...