
L’Ignorance est la Nuit de l’Esprit

Récits
13 août 2025
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393 AC
"Ça va ! Ça arrive à tout le monde, un trou de mémoire !" trompette-t–elle à tue-tête. Nevenka me prend dans ses bras comme si j'étais une poupée de chiffon et me caresse exagérément les cheveux, comme une mère ferait à son enfant. Il ne manquerait plus qu'elle me serine des "allons, allons". J'éloigne ma tête en faisant claquer ma langue et la fusille du regard, courroucée, tandis qu'elle se demande ce qu'elle a bien pu faire de mal. Incapable de faire face à son expression aussi naïve que désarmante, je finis par détourner les yeux en faisant la moue.
"Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?" s'offusque-t-elle.
Nev vient se planter devant moi, avec un air interrogateur et insistant. Elle n'a clairement pas compris pourquoi je faisais la tête, ni que c'était le signal qu'il fallait me laisser tranquille. Et je me doute bien que ce n'est pas vraiment sa faute, au fond. Elle avait toujours été comme ça. Mais n'empêche, c'était logique pour moi de ressentir une certaine irritation, de devoir de nouveau m'expliquer à ce sujet, alors que c'était si humiliant.
"Non, Nev, ça ne m'arrive pas, ce genre d'absence..." Elle se gratte la tête.
"Tu sais que t'es pas la seule ? Rien qu'hier, j'ai vu un Altérateur oublier qui il était en train d'invoquer. Pouf, nada, keud, le blanc total. Tu sais, c'est comme quand t'as un truc sur le bout de la langue. C'est là, et t'arrives pas à le sortir. Tu tournes sept fois ta langue dans ta bouche pour le trouver, mais pas moyen... Moi ça m'est arrivé un jour, sauf que j'ai réalisé qu'en fait, c'était un bonbon à la fraise. Ça m'a rassurée. Ou c'était peut-être une pastille à la menthe, je sais plus."
Je la fixe avec incrédulité.
"Tu t'entends parler ?
— Ben ouais", dit-elle le plus sérieusement du monde, et je me rends compte qu'elle a pris la question de manière littérale. "Pas toi ?
— Laisse tomber !"
Je me passe une main sur le visage, tandis qu'elle prend un air pincé.
"Mon cousin Kuzma a toujours dit qu'il détestait s'entendre parler, qu'il reconnaissait jamais sa voix. Moi, en général, je m'entends parler. Sauf que des fois, je sais pas pourquoi, ma voix se fait la malle. Et là, je l'entends plus, parfois pendant des jours. C'est souvent quand j'ai le nez qui coule, d'ailleurs. Je crois pas que ce soit une coïncidence... Doit même y avoir une expression pour ça, genre 'nez qui pleure, voix qui s'barre' ou un truc dans le genre. Bref, les voix, c'est caractériel."
Je soupire longuement.
"Je ne suis pas enrhumée, ça n'a rien à voir !
— Oui, exactement ! C'est comme si, sauf que non ! Pourquoi tu me contredis tout le temps ? T'as vérifié si c'était pas un bonbon ?
— Nev !" m'entends-je crier, clairement excédée.
"Fen !" hurle-t-elle en retour.
Je crois qu'instinctivement, elle sait qu'elle est en train de dépasser les bornes, parce qu'elle se remet à marcher dans les ténébreux couloirs de la cité enterrée. À moins que ce ne soit pour écouter les échos de nos prénoms respectifs en train de se réverbérer ici-bas. Ou pire, parce qu'elle a l'impression que quelqu'un d'autre est en train de l'appeler un peu plus loin, et qu'elle prête l'oreille compulsivement. Ce qui n'est pas totalement à exclure...
Elle croise les mains derrière la nuque et continue à avancer.
"De toute façon, moins on en sait, mieux on se porte, non ? C'est pas la devise du groupe ?
— Pas vraiment. C'est plus pour dire qu'il faut du courage pour s'avouer sage. Car ça veut dire accepter qu'on ne sait pas. C'est de là que vient le nom du groupe. Dans mon interprétation, l'ignorance est loin d'être une vertu. Mais la position d'ignorance, c'est ça qui mène à la vraie félicité, et en même temps, à la torture permanente... Parce qu'on a conscience de sa condition..."
Nev utilise ses mains pour mimer un poisson faisant des bulles.
"T'es maso, en somme, dit-elle, pensive. N'empêche, les gens d'ici étaient peut-être sages, mais ils sont tous morts quand même.
— Peut-être qu'ils ont confondu sagesse et arrogance...
— Ou peut-être qu'on leur a bouffé le cerveau."
Je la regarde avec un air dubitatif, quelque peu désorientée par sa déclaration.
"Comment ça ?
— L'ignorance, c'est avoir la tête vide. Si ça trouve, ils ont perdu la mémoire comme un évier qui fuit. Ploc, on tire sur le bouchon, et glou et glou et glou...
— Je ne suis pas sûre de..."
Juju passe au-dessus de nous en pépiant et en battant des ailes, me signifiant qu'il n'y a aucun danger à proximité. Je le vois disparaître dans l'obscurité poisseuse. Autour de nous, des blocs noirs sont en train de flotter tandis que nous nous faufilons entre eux. Si certains décrivent des trajectoires précises, d'autres semblent dériver oisivement dans l'air, comme s'ils avaient été abandonnés à leur triste sort. Nev semble percevoir mon intérêt pour ces figures esseulées.
"C'est pour vérifier ça que je t'ai amenée ici, avoue-t-elle soudain.
— Oh, Nev ! Dans quel bourbier est-ce que tu vas encore m'entraîner ?
— Bah, j'étais en train de chercher un endroit où cacher ton micro..."
Je sens mon agacement monter d'un cran.
"C'est toi qui as volé mon micro ?"
Je la vois tressaillir.
"Oui, bon. C'était censé être une chasse au trésor. Mais on s'éloigne du sujet. J'étais là, en train de siffloter, quand j'ai commencé à entendre des trucs.
— Si tu me parles encore de tes voix...
— Bah, c'est pas ma faute si elles arrêtent pas de jacter ! Mais bref, c'était pas elles, cette fois-là. C'était comme si j'étais dans le rêve de quelqu'un d'autre, à écouter par la lorgnette."
Je soupire.
"Écoute, Nev. Je ne sais pas de quoi tu parles. Je sais que tu veux savoir, donc je vais essayer de t'expliquer une dernière fois. Mais ensuite, on n'en parle plus, OK ?"
Elle s'arrête soudain, comme tirée d'une rêverie, visiblement déboussolée.
"C'est comme si on avait aspiré les paroles, dis-je enfin. Ce n'était pas juste un oubli, mais plutôt comme une amnésie totale. J'ai dû demander à Tamati de me les redire, de prendre le calepin et de relire mes notes. J'ai dû tout réapprendre.
— Je sais. Mais où est-ce que c'est parti ?
— Pourquoi est-ce que ça devrait partir quelque part ?
— Parce que."
Elle s'approche d'un polyèdre noir et pose sa main sur la surface lisse.
"Parce que maintenant, c'est là-dedans."
Je la regarde avec un air interrogatif.
"Enfin, peut-être pas là-dedans précisément, mais c'est comme le micro. Ce que t'avais dans la tête joue à cache-cache."
Je reste quelque peu perplexe, à la dévisager.
"Tu veux dire...
— Que la Cité est une énorme sangsue qui suce ce que t'as dans le ciboulot avec une grosse paille, et que ça se retrouve quelque part là-dedans, dit-elle sans émotion.
— T'as une preuve de ce que t'avances ? dis-je avec horreur."
Elle se contente de hausser les épaules.
"Ça me paraît logique."
Elle toque sur la pierre comme s'il s'agissait d'une porte.
"Nev, je ne sais pas ce que tu veux dire par là...
— Chuuuut !" fait-elle en posant un doigt sur ses lèvres et en gesticulant pour m'intimer de me taire.
"Quoi encore ?
— T'entends pas ?"
Je me mordille la lèvre et écoute en silence, ouvrant mes oreilles au Vent. Je fronce les sourcils en entendant un son ténu, comme une complainte. On dirait un chant, une mélopée. Une sorte de une prière. Nevenka presse l'oreille contre une pierre noire, puis souris. "Peut-être là ?" murmure-t-elle, plus pour elle-même qu'à mon attention.
Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit d'autre, elle allume son Ignescence et insuffle dans le bloc noir quelques idées éparses. Immédiatement, une sorte de bulle irisée en jaillit et se met à gonfler. Et quand elle éclate, elle projette autour de nous des silhouettes évanescentes, comme faites de poussière dorée. Des ébauches de visages apparaissent, puis des corps, tout juste soulignés par des nuages de particules. Et tout autour, ce qui ressemble à un petit amphithéâtre.
"Nope, c'est pas ça", dit Nev avant de s'éloigner.
Je demeure immobile, à contempler les fumées dansantes. Des enfants sont assis en cercle, autour d'une cantatrice. Ils ne sont pas vraiment présents, mais on peut les distinguer, comme des images résiduelles laissées là sous la forme de fantômes... Ils écoutent la chanteuse presque religieusement. Et même si je ne comprends pas entièrement les mots qu'elle lance à la volée, j'en saisis le sens, par les idées qu'ils charrient.
"Danse pour nous, fille de miel Tu es l'enfant, le bourgeon Notre aube, notre merveille"
Ce sont des louanges. "Nope, pas ici non plus", soupire Nev, en tapotant sur un autre bloc d'obsidienne. Non loin d'elle, une mère spectrale chante une comptine à son enfant en train de s'endormir. Miroir et fumées du passé...
"Chante, rossignol, chante Toi qui as le cœur gai Tu as le cœur à rire Moi, je l'ai à pleurer"
Quant à moi, je reste là, bouche bée. J'écoute, et je regarde. Je m'imprègne de ces chants. Ces mots sont des témoignages d'amour des habitants à leur Cité. Mais à cette affection se mêle une tristesse. Celle d'un âge perdu, d'une félicité qui n'est plus.
"Veille sur nous, sœur de soleil Tu es la mère, la floraison Notre zénith, notre éveil"
"Ici peut-être ?" Nev fait bourgeonner une nouvelle bulle, qui se boursoufle et éclate à son tour. Cette fois, ce sont des lavandières en train de battre du linge et de l'étendre sur des fils invisibles. Elles fredonnent tandis qu'elles s'adonnent à leur tâche.
"Sur cette rive, que tordez-vous ainsi ? Dans le bois obscurci monte une voix plaintive Sur cette rive, que tordez-vous ainsi ?"
"Rhaaaa, toujours pas !" fulmine Nevenka en serrant les poings.
*"Libère-nous, reine de fiel Tu es la marâtre, le poison Le ventre du long sommeil
Endors-toi, déesse cruelle Ta gorge est une prison Le ventre du long sommeil"
Mon ventre se noue soudain, tandis que des larmes se mettent à couler sur mes joues. Tous ces chants sont tellement saturés d'émotions qu'ils viennent chambouler les miennes. Dans ces derniers vers, j'entends l'amertume et le regret. C'est le chant des morts, le chant des condamnés qui marchent vers le gibet et le contemplent avec résignation. C'est leur seule issue, et ils le savent.
Je comprends que dans tous ces blocs, des souvenirs résident, fragments enfermés issus d'un autre âge. Ce sont des tranches de vie emprisonnées, des saynètes captives...
"Je pourrais me perdre, ici, murmure Nevenka.
— Qu'est-ce qu'on cherche ? dis-je en essuyant mes larmes.
— Ta chanson. Elle est là, quelque part. Je le sens.
— Comment tu peux en être sûre ?
— Parce que. Parce que la Cité souffre. Elle a mal, et elle est immortelle, donc c'est une douleur qui ne cessera jamais. Alors elle vole les souvenirs et l'imagination, pour se perdre, pour penser à autre chose, pour rêver. C'est comme une drogue. C'est la seule chose qui l'apaise. Mais l'Éther n'a pas de consistance. L'Éther ne nourrit pas. Donc ça ne rime à rien, au final..."
J'écarquille les yeux. C'est rare que Nev prenne un ton si sérieux quand elle parle. Je vais pour lui demander comment elle sait tout ça, mais je réalise, en mon for intérieur, à quel point elle a raison. Ce n'est pas un savoir, c'est un sentiment. Une intuition.
"C'est ce que tu disais, non ? Que parfois c'est une torture de connaître sa condition. Mais dans ce cas-là, l'ignorance devient un refuge. Et y'a pas meilleur refuge que la nuit de l'esprit."
Je la dévisage, avec la boule au ventre et le cœur lourd. La douleur de la Cité m'apparaît désormais comme une évidence. C'est comme un cri continu, une déchirante lamentation qui résonne en permanence dans les ténèbres. Je peux le percevoir en creux, dans le bruyant silence. Elle aspire à une paix qui lui est sans cesse refusée...
À la nuit de l'esprit.