Ne m’oubliez pas

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  • 17 septembre 2025

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393 AC

Je fixe les ténèbres, et ces dernières me fixent en retour. Une main aux doigts effilés et griffus jaillit soudain de l’obscurité insondable, fendant la nuit, avant de plonger dans la masse informe de Sève. Le liquide épais, doré comme le miel, coule de sa paume en rivières pâteuses tandis que l’entité la soulève lentement à elle. Subitement, un œil s’allume dans la pénombre, comme une flamme funeste. Un sourire carnassier se dévoile, comme si la noirceur était dotée de crocs. Une langue serpente hors de sa gueule et se met à laper le fluide ambré… Elle se lèche les babines, alors que ses mandibules s’ouvrent en frémissant d’extase, comme celles d’un dieu glouton né des profondeurs chtoniennes. Et son œil… son œil prend la teinte d’une lune de sang suspendue dans le ciel nocturne.

Prends garde.

Ce n’est pas fréquent que Maw m’invite ainsi à la prudence. Ses écailles crissent à la lisière de ma conscience, comme celles d’une couleuvre lovée et prête à frapper, dont les ondulations et les tortillements sont aujourd’hui plus convulsifs, craintifs et circonspects que d’habitude. Mon cœur bat à tout rompre, et j’ai des sueurs froides. Il me suffit de prêter l’oreille pour entendre une cacophonie de gémissements s’élever de son gosier béant, une multitude de complaintes qui ne font qu’un, qui se lient en un grondement sinistre.

Je recule d’un pas et me force à ne pas céder à la peur. Mon regard se tourne vers Teija qui, les yeux clos et les jambes en tailleur, médite sur l’un des blocs mémoriels, en compagnie de Fen. À travers ma vision embuée, toute en ondes laiteuses et silhouettes en clair-obscur, je vois les dendrites du Skein se propager autour d’elle, comme les tentacules d’une anémone de mer cherchent à se refermer sur leurs proies. Sauf qu’ici, nous ne sommes nullement les prédateurs…

Ici, c’est nous, la pitance.

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J’étends mes radicules comme les rhizomes se faufilent dans l’humus.

Je cherche à me concentrer sur sa conscience, à la toucher sans l’effrayer, sans la brusquer. Mais c’est comme se heurter à un bloc de granit. Pour autant, je ne baisse pas les bras. Je sais que Nauraa est là pour me protéger, pour me venir en aide. Alors je continue d’étendre mes filaments, à la recherche de la moindre fissure, de la plus petite craquelure… Sous la faim, l’affliction et la souffrance, il doit bien y avoir, tout au fond d’elle, une survivance de l’enfant qu’elle était, et c’est elle que je veux réveiller.

Je creuse, et creuse encore. Ses souvenirs coulent sur mon esprit comme un acide. Ils sont empreints de rancœur, de sentiment d’abandon, d’incompréhension. Le terreau de son âme a été pollué par tant d’idées néfastes qu’il en est devenu stérile, gâté, caustique. Cependant, plus je plonge, plus des réminiscences joyeuses me répondent, même si elles sont souillées par le poison du chagrin, par le venin de la folie.

J’entends des pleurs.

J’ai l’accablante impression de parcourir des plaines de désolation, des océans de grisaille, des jungles désenchantées et désabusées. Mais comme une germe peut percer la pierre, je tiens bon et j’œuvre avec patience. L’instant et l’éternité se mêlent, et la gangue se fend.

C’est comme un flot qui se déverse brusquement autour de moi : mille souvenirs de temps joyeux s’épanchent et roulent sur moi comme les vagues sur la grève. Ils sont si intenses qu’un instant, j’ai peur de me noyer dans l’euphorie, le ravissement et l’ivresse. Mais je sens la gueule de Nauraa m’attraper, et grâce à lui, je parviens à garder la tête hors de l’eau.

C’est alors que je la vois flotter, comme dans une bulle d’hydromel. Comme l’huile dans l’eau, la sphère semble épinglée dans une mer de ténèbres. À l’intérieur, en position fœtale, une fillette à la peau et aux cheveux de miel semble assoupie. Dans son écrin doré, elle rêve, puisant dans les souvenirs que l’Affamé a dévorés la substance de ses propres songes.

C’est une graine endormie, qui attend de fleurir de nouveau. C’est un œuf en suspension, qui n’attend que de renaître… Mes fibrilles l’enserrent tendrement, comme pour la bercer, comme pour la réchauffer, en vue de la ramener à la vie.

Réveille-toi, petite. Le matin est là, et le soleil brille.

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Je sens de petits fourmillements remonter le long de mes mains et de mes avant-bras. Il me faut quelques instants pour réaliser que c’est la conscience de Teija qui cherche le contact. Mais au-delà de son esprit, je sens la pression de l’âme de l’Affamé, comme un souffle sur ma nuque. Le monstre est un mécanisme de défense, une armure. Tout au fond, il y a une enfant qui pleure. Abandon, trahison, solitude se mêlent, et mon cœur se noue tandis que ces sentiments m’envahissent. Juju se pose sur mon épaule et me pince la joue pour me sortir de la torpeur. Son bec pique, pique, pique, et je reviens à moi.

Je puise en moi, et sens la chair de poule parcourir mes bras tandis qu’un frisson m’ébranle. Je puise dans mon Ignescence, dans mes émotions, mes souvenirs… Mon grand-père, quand il a placé sa main sur ma joue. Le regret de n’avoir pas compris que c’était pour la dernière fois. Le choc que j’avais éprouvé quand les Matriarches avaient prononcé notre excommunication. Puis plus profond encore, quand maman était partie pour ne plus jamais revenir…

Abandon, trahison, solitude.

Mon être s’embrase, tandis que je fais de ces émotions ma propre carapace, et que je projette mon esprit vers l’Affamé. Mais en moi, je fais naître mille autres émois et souvenances. Nous autres autour du feu, sur le pont de l’Ouroboros. Le sourire d’Aru. La foule en délire, tandis que je regarde le public à la fin du concert, et que nos mains se joignent pour saluer, avec Crowbar, avec Tam, avec Boona et Orbec… La sueur qui perle de mon nez, et mon cœur qui bat à tout rompre. Et puis Nev et ses bêtises qui me font toujours rire.

Retrouvailles, fidélité, présence.

La fille de miel ouvre les yeux, et je tends la main lentement. Pendant un instant suspendu, elle se contente de m’observer, hésitante et timide.

Comment tu t’appelles ?

Elle étrécit les yeux, comme si elle tentait de se remémorer. Puis sa voix résonne, comme du cristal, comme un rayon de soleil. Sa main se tend vers moi en retour.

Sofia.

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Les machines de l’Axiom avaient percé la vieille citerne, et la Sève avait coulé à gros bouillons. Elle s’était déversée dans l’arène et y avait formé une mare dorée et stagnante. L’Affamé n’avait pas tardé à flairer cette offrande, qui était en réalité un piège.

L’abomination est en train de laper la substance, de l’engloutir, de s’en empiffrer. On dirait une hyène acharnée sur une charogne. Je serre les dents en voyant où elles se sont placées. Elles sont trop proches, bien trop exposées. Il suffirait à la bête de tendre la main pour les saisir. Il lui suffirait alors de serrer…

Gulrang attend mon signal, et je ne peux pas compter sur Waru, resté à la surface. Pourtant, je retiens mon bras. Un signe de ma part, et l’enfer se déchaînera. Akesha et Afanas sont prêts, et le regard de ce dernier est rivé sur moi. Les Bravos ne sont pas en reste, à l’affût, les armes au clair. Basira fait craquer ses phalanges, Kai se lèche les babines.

Fais-moi confiance, m’avait-elle dit. On peut la sauver.

Je m’étais laissé convaincre, même si cela allait contre mon instinct. Même si cela allait contre toute prudence tactique. Nous nous étions tous concertés afin d’échafauder le plan de bataille, et si chaque Exalt avait donné son avis, c’est par Faction que nous avions voté. L’Axiom ne pouvait risquer de laisser l’Affamé continuer à amoindrir les stocks déjà limités de Sève. Les Yzmir ne pouvaient tolérer l’existence d’une créature capable de siphonner l’esprit. Quant aux Bravos… eux étaient toujours prêts à en découdre.

Les Muna et les Lyra s’étaient prononcés contre son élimination, arguant que la cité pouvait être apaisée. Fen et Teija avaient été les plus vocales à ce sujet, et les autres s’étaient ralliés à elles, que ce soit par compassion ou par paresse. En définitive, c’était à l’Ordis de trancher. Waru m’avait laissé la responsabilité de choisir, même si, lui, estimait qu’il serait dommage de perdre un témoin des temps passés. Gulrang, quant à elle, ne s’intéressait à rien d’autre qu’à la sécurité du reste des Corps… Finalement, il avait été décidé de laisser Teija et Fen essayer, mais d’être prêts à agir si la tentative venait à échouer.

Mon poing se crispe, mais je me retiens de l’abaisser. Pour elle, je retiens l’enfer. Mais le doute est là, toujours présent. Malgré les murs mentaux érigés pour nous protéger de l’Oubli, l’Affamé est peut-être capable de les faire sauter, d’aspirer leur être comme avec une paille.

Je la regarde tandis que le souffle de l’Affamé coule autour d’elle comme des serpents. Ses traits sont tirés sous le coup de l’effort. Et si j’étais en train de faire fausse route ? Et s’il était en train d’émietter son esprit, de lui ravir son identité, brique par brique ?

Par le Heka, je convoque le Losange du Gestalt et l’appose sur un bloc mémoriel, comme Waru l’a fait. Même de loin, je pourrais peut-être, de cette façon, m’assurer de sa sécurité, voir s’il n’est pas en train de fragmenter son esprit…

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Mon esprit est un étang placide. Des pétales tombent parfois sur sa surface, propageant des ronds dans l’eau. Les ondes s’entrechoquent, se mêlent. Mes yeux sont tournés vers l’intérieur autant que vers l’extérieur. Brusquement, un vent se lève, agitant les flots. Le calme est rompu. C’est un vent noir, annonciateur de tempête. C’est une pulsion de meurtre.

Je m’élance avant même d’ouvrir les yeux, tel la foudre qui fend le ciel et frappe le sommet de l’arbre. Je vise l’œil, bien entendu. Je veux le toucher au cœur. Il n’y a pas de demi-mesure. Le coup est là pour tuer.

Braise.

Je sens soudain le poids de son regard. L’œil inflexible est en train de me fixer et, d’instinct, je me projette en arrière, interrompant ma frappe au dernier moment. Pendant une fraction de seconde, j’ai senti ma mort. Du coin de l’œil, je vois Kojo passer devant moi, le poing brandi et illuminé de flammes. Lui n’a pas senti la menace. Lui n’a pas senti qu’il allait être mouché comme une simple bougie.

Mes pieds trouvent appui sur un bloc noir, tandis que de nouvelles fulgurations crépitent et m’entourent. Je bondis de nouveau, dans un fracas de tonnerre. L’œil s’est tourné vers Kojo, et cette distraction est une faille qu’il me faut saisir. Mon jian se teinte d’éclairs, tandis que Surge s’arrime à mon moignon et prend la forme de mon bras manquant. À travers la conscience de mon Alter Ego, je retrouve un temps mon plein potentiel.

Ma lame s’enfonce dans la pupille verticale. Des effluves mauves et chuintants jaillissent de là où elle a percé. La foudre s’insinue, frappe et darde en rapides successions, et de la plaie béante un nuage sombre fuit et m’enveloppe.

Je bouscule Kojo et le repousse comme je peux en arrière, pour éviter que la gueule ne se referme sur lui, que les crocs ne viennent le taillader.

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Quelque chose a changé. C’est comme si un interrupteur avait soudain été abaissé. L’attitude du monstre est passée de l’indifférence à l’agression. Je l’avais senti dans mes tripes, ce poids, cette sensation soudaine de danger. Comme s’il avait réagi à une intrusion, une brusque invasion.

Atsadi et Kojo n’ont même pas attendu le signal. Ils se sont précipités. Dans un déluge de feu et d’éclairs, la créature feule et s’ébroue, tandis qu’autour de moi, les blocs mémoriels entament une danse chaotique et alambiquée.

Tu n’interviendras qu’en dernier recours, m’avait-on dit.

Mon doigt est crispé sur le bouton, et je me retiens, même si tout part en vrille ; même s’il y a de la colère dans la façon dont les polyèdres se combinent et s’assemblent. Le labyrinthe entier est en train de se mouvoir, danse fractale et démente.

"Treyst !"

Je ne sais pas qui a parlé, mais le cri me frappe comme un coup de fouet. Je ne peux plus tergiverser. Je ne peux pas me le permettre. Clic. Mon pouce presse le bouton.

Cela commence par un grondement sourd, loin au-dessus de nos têtes, qui se propage rapidement depuis les étages supérieurs du dédale jusqu’aux profondeurs. Les charges sautent tour à tour, en un chapelet d’explosions successives. Rapidement, les détonations éclatent en grappes incendiaires qui percent les blocs mémoriels et viennent toucher leur noyau d’aérolithe. En une furieuse réaction en chaîne, tous les cubes sautent, tandis qu’une pluie de gravats chute dans notre direction.

J’ai à peine le temps de voir Akesha agir ; de la voir ralentir l’éboulement, que des portails lacèrent la réalité comme autant de cicatrices bâillantes. Des mages nous saisissent tous, pour nous mettre à l’abri, pour nous exfiltrer avant que le cataclysme ne nous ensevelisse.

Dans les profondeurs, un éclat aveuglant détonne dans l’obscurité, comme un soleil. Je ferme les yeux pour empêcher la fulgurance — implacable, impitoyable — de venir me brûler les rétines.

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Je fais les cents pas sur le pont de l’Ouroboros.

Sous le sol de verre, l’Œil de Corbeau ressemble à une gueule prête à se refermer en une morsure venimeuse. Je n’ai pas de nouvelles des Exalts déployés dans les profondeurs. Seuls cinq sont restés à la surface ; tous les autres sont au fin fond de ce trou béant, qui risque de se refermer sur eux comme un cercueil…

"Amirale, les Ex…"

L’officier n’a pas le temps de finir sa phrase. Soudain, un pilier de lumière déchire la nuit et jaillit du gouffre comme le feu d’un canon. La colonne embrasée fend les nuages et entrouvre le ciel, noyant tout dans une lumière jaune et inquisitrice. Je détourne les yeux, tandis que d’autres se protègent le visage entre leurs mains ou lèvent le bras en signe de protection.

Je cligne des yeux et, après un bref instant, me risque enfin à ouvrir les paupières. Le pylône incandescent s’étend jusqu’au firmament, un aiguillon céleste qui relie la terre au ciel. Il demeure planté là pendant ce qui semble être une éternité. Puis je sens des impressions, des sensations fugaces se superposer à mes perceptions : des éclats de rire, une joyeuse farandole, la joie de déambuler dans des corridors, des escaliers, des salles immenses où tous les murs luisent de l’éclat mordoré de la Sève. Il y a là un sentiment inextinguible de bonheur, d’amour et de liberté. Un sentiment de plénitude, alors que les doigts d’une petite fille viennent cueillir une fleur de myosotis…

Puis ces fragments de souvenirs s’étiolent, se dissipent comme une brume face au jour. La lumière disparaît comme elle est venue, laissant les ténèbres nous enlacer de nouveau.

"Que s’est-il passé ? Quels sont les rapports préliminaires ?

— Les Exalts ont été rapatriés à la surface. Confirmation d’une explosion dans les sous-sols."

Je me permets un soupir de soulagement.

"Qu’on envoie des secours et des médecins au plus vite.

— Oui, Amirale !"

Ainsi, ils ont dû passer au plan B. Cela veut dire que l’Affamé…

Alors que je commence à réfléchir aux implications de cette décision, une lueur éclot au loin, par-delà les falaises de la Chape, par-delà même les nuages. Si ça n’avait pas été le milieu de la nuit, j’aurais pensé à l’aurore en train de pointer le bout du nez. Mais non : le soleil ne reparaîtra que dans quelques heures. À la place, c’est une colonne de lumière, en tout point similaire à celle qui vient d’écarteler les nuages, qui s’élève au loin et se perd au sein de la voûte céleste. J’évalue rapidement les distances… Elle doit probablement être à des lieues de là où nous sommes.

"Que…"

Le commodore Jeanty ne peut réprimer un hoquet de surprise, tandis que ses yeux scrutent le lointain. Je demeure moi-même bouche bée en contemplant l’épine flamboyante.

On dirait un signal, qui vient de nous être envoyé…