
Escherian

Récits
23 juillet 2025
Temps de lecture
393 AC
À cette profondeur, difficile de se faire une idée du temps qui passe, ou de l'heure qu'il est réellement, d'ailleurs. Ici-bas, dans l'obscurité insondable de la Cité, le temps semble s'étirer, se dilater ; ou se comprimer, en quelques rares occasions. Quand il prend la peine de regarder sa montre, parfois seulement quelques dizaines de minutes se sont écoulées, alors qu'il aurait parié sur des heures.
Mais qu'importe, c'est l'heure de la pause et celle-ci n'a que trop tardé. À l'heure où son esprit lui joue des tours, il peut toujours compter sur son corps pour le rappeler à l'ordre. S'il pouvait le faire par d'autres moyens que des courbatures et des élancements, ce serait préférable, bien entendu, mais l'écouterait-il alors ? Rien n'était moins sûr.
Laissant derrière lui le laboratoire en train de se déployer — opération qui prendrait sûrement une bonne demi-heure —, Treyst va retrouver les quelques ouvriers qui se sont permis de faire relâche. Ils se sont assis sur des blocs de pierre, noirs comme le jais. Las et fourbu, l'un d'eux est déjà en train de piquer un roupillon, tandis que d'autres causent en buvant quelques rasades à leur gourde, ou en mâchonnant une barre énergétique. Mais même ceux qui ont choisi de rester réveillés semblent rompus et lessivés.
L'ingénieur prend place sur sa chaise roulante, et désactive ses attelles kéloniques. Puis il se vautre contre le dossier, essayant d'oublier la douleur qui le lance de la base de son dos jusqu'à sa nuque. Il masse machinalement ses jambes esquintées pour faire circuler le sang, comme son médecin le lui avait conseillé il y a des années de cela... Il le faisait religieusement chaque jour, comme un mantra, même s'il se demandait parfois à quoi bon.
Il farfouille dans la glacière et — pschitt — décapsule une canette de soda, avant d'en boire la moitié en quelques gorgées. Puis il la pose sur son accoudoir avant de basculer la tête en arrière et de soupirer longuement.
Au-dessus de lui, les polyèdres continuent leur immuable ballet. Ici, les perspectives sont troublantes, tout en boucles infinies, en motifs géométriques et en points de fuite abscons. Il ne pouvait les regarder trop longtemps, tellement leur architectonique était folle et aberrante. C'était un défi pour les sens, prompt à donner le vertige, à bafouer les lois de la physique et heurter la raison.
Les annales disaient que la Cité des Sages était un reliquat de l'ère pré-Confluence. Mais cette architecture n'avait rien d'humain. Au fil des siècles, elle avait probablement fini par être dévorée par le Tumulte. Sous son influence, elle avait muté. Ce qui demeurait là n'était assurément qu'une expression du chaos qu'était devenu le monde. Une bizarrerie, une malformation ; comme une cellule cancéreuse ronge tout ce qu'il y a autour pour le modifier à son image... Bien entendu, elle avait gardé des aspects de ce qu'elle était avant : escaliers, corridors, salles et antichambres, mais en les dénaturant, en les travestissant en quelque chose de presque méconnaissable.
Durant son apprentissage, il avait étudié un artiste du Monde d'Avant, qui s'amusait à détourner les mathématiques pour façonner des motifs abracadabrants. Même si son nom lui échappe présentement, ce qu'il a sous les yeux lui rappelle ses constructions impossibles. Oui, tout ici n'était que construction impossible... Voir le ciel lui manquait, au final ; même à lui, qui avait l'habitude de la pénombre vespérale de la Fonderie…
Redressant la tête, Treyst remarque que les ouvriers n'ont même pas pris la peine d'allumer leurs lampes à Kélon. La lueur diaphane qui émane des pompes suffit à éclairer la cavité dans laquelle ils se trouvent, sans besoin d'artifice supplémentaire.
Avec beaucoup de talent et un soupçon de chance, les énergéticiens Axiom avaient réussi à convertir les cylindres kéloniques pour en faire les réceptacles de cette nouvelle substance, et d'en tirer un rendement énergétique plus ou moins stable. Et même si l'efficience de ce procédé était encore à optimiser, cela permettait d'alléger sensiblement la pression sur les stocks actuels de Kélon, au plus bas après la traversée du Storhvit.
Il sort un carré de la substance et la laisse choir dans sa canette pour qu'elle s'y dissolve. Cela faisait quelques semaines déjà que le collège de chimistes avait mis en lumière ses propriétés tonifiantes et stimulantes, au point que tous les travailleurs de l'Axiom avaient pris l'habitude d'en saupoudrer sur leurs plats, ou dans leurs boissons.
"Polyvalente, n'est-ce pas ?"
Treyst cligne des yeux en apercevant l'Exalt Muna, assis·e sur une caisse, en train de souffler sur une tasse de thé fumante. Spike se pelotonne contre ellui, baillant ostensiblement.
"Pardon, je ne t'avais pas vu·e.
— Il n'y a pas de mal, répond-iel avec un sourire.
— Tu disais ?
— Je faisais allusion à la substance que vous êtes en train de forer. Je soulignais sa polyvalence."
L'ingénieur acquiesce, tout en se massant les yeux pour essayer de se réveiller un tant soit peu. Il prend une gorgée de soda avant de s'éclaircir la gorge.
"On dit même qu'Hestia est en train de concocter de nouvelles recettes avec ça comme ingrédient."
Arjun joue avec sa barbe, avant de s'intéresser à son Alter Ego, qui vient de s'affaler de tout son long sur sa cuisse. Il semble dormir à poings fermés, comme un enfant, et bave même sur l'étoffe de son pantalon. Iel ne semble pas dérangé·e pour un sou.
"Elle est utilisée à la Ferme comme engrais ; comme carburant pour vos machines... et les Lyra tout comme les Yzmir la consomment pour ses propriétés psychoactives, dit-iel C'est compréhensible que les habitants de la Cité des Sages en soient venus à en faire la clé de voûte de leur société..."
Treyst fronce les sourcils.
"J'ai l'impression que ta phrase contient un avertissement."
Lae Muna hausse les épaules.
"Les botanistes sont en passe de valider son innocuité, d'après ce que j'ai cru comprendre. Je ne pense pas qu'elle soit dangereuse en tant que telle, même si pour l'instant, l'Ordis pousse à dissuader tout le monde d'en ingérer, tant que les résultats ne sont pas rendus officiels. Pur principe de précaution, j'imagine.
— Mais les rumeurs sont comme de mauvaises herbes qu'ils ont du mal à faucher…
— Aucune herbe n'est mauvaise en soi. Mais je pense que les habitants de la Cité en sont venus à trop dépendre d'elle."
Treyst se fend d'un sourire.
"Pardon, j'oubliais que je parlais à un·e Muna."
Il jette un coup d'œil rapide au laboratoire, qui est en passe d'être complété et entièrement fonctionnel.
"Je pense que le labo sera bientôt prêt. J'imagine que tu es là pour disposer d'un lieu de travail pour l'étudier ?", reprend-il.
Arjun secoue la tête.
"J'ai déjà récupéré toutes les informations dont j'avais besoin ici."
Treyst hausse les sourcils. Avant qu'il ne puisse poser une question, Arjun désigne du menton le mur qui se situe derrière l'Axiom. L'ingénieur se retourne, pour voir une gigantesque fresque remonter le mur, jusqu'à se perdre dans les ténèbres du plafond. Il n'avait pas l'habitude de s'intéresser au décor, tout occupé qu'il était à trouver de nouvelles citernes de substance.
Il étrécit les yeux pour discerner les bas-reliefs, dont les lignes se sont érodées avec le temps. Un grand arbre y était dépeint, couvert de feuilles et blotti entre deux pics jumeaux. Ses racines semblaient être connectées à une cité aux nombreux paliers et étages, située en contrebas de la montagne.
"Le Cais Adarra ?"
Arjun hoche la tête, faisant tinter ses boucles d'oreille volumineuses.
"Je pense savoir ce qu'est cette substance."
Treyst écarquille les yeux.
"C'est la Sève de l'arbre-monde", professe lae Muna avec une pointe de chagrin dans la voix.
L'ingénieur se met à passer en revue tout ce qu'ils savent, en cet instant. Ils avaient pompé des galons et des galons de ce liquide, sans s'intéresser un instant à sa provenance. Pour ce faire, ils avaient dû percer des cuves étanches, ébrécher des citernes, trouer des réservoirs disséminés partout dans les soubassements de la ville engloutie... sans jamais se douter. Lui se disait que c'était peut-être quelque chose de manufacturé, d'artificiel, de produit. Mais cette nouvelle hypothèse cochait toutes les cases…
"Les habitants de la Cité acheminaient sa Sève jusqu'ici, pour l'exploiter. Mais ils ont trop tiré sur la corde, et l'arbre n'a pas survécu au traitement qu'ils lui faisaient subir..."
Une infinie tristesse se diffuse sur son visage.
"Je ne suis pas un·e historien·ne comme Leocardius Sree, mais ma théorie se tient, tu ne crois pas ? La Cité a commencé à dépérir quand l'arbre est mort. Elle a périclité, car elle avait tout fondé sur cet afflux de Sève... Heureusement, ce n'est pas une erreur que nous pourrons reproduire.
— Quand la Sève a fini par se tarir, le déclin était finalement inéluctable... Les stocks sont limités. C'est un répit temporaire pour nous. On ne peut pas en venir à trop en dépendre."
À nouveau, Arjun acquiesce, tout en passant une main sur la tête de sa Chimère.
"Même si nous sommes dans la même situation vis-à-vis du Kélon. Et en Asgartha, le Fuseau ne saurait survivre s'il était saigné de la sorte. Si par malheur, quelqu'un venait à essayer, alors les Muna s'y opposeraient, de toutes leurs forces...'
"De la Sève..."
Treyst reste coi, estomaqué par ce qui lui semble désormais être une évidence. Les reliques trouvées en Caer Nilam, les résidus de substance... Les habitants de la Cité des Sages étaient allés jusque là-bas, avant que le froid ne submerge la région. Quand le climat y était plus clément, ils y avaient sans nul doute établi une colonie, un avant-poste.
Il observe des prospecteurs Axiom manipuler la foreuse pour l'approcher de la paroi. La tête de l'engin amorce sa rotation. C'est la première fois qu'un forage est entrepris à cette profondeur. Mais ce n'est pas cela qui occupe actuellement son esprit.
Pourquoi les habitants avaient-ils scellé de telles quantités de Sève ? Ils auraient pu l'utiliser, mais ils ne l'avaient pas fait. Ils étaient remontés dans les étages supérieurs, abandonnant tous ces stocks dans les tréfonds... Plus haut, au sein du tombeau, on racontait qu'on avait trouvé de nombreuses stèles, d'innombrables cercueils. S'étaient-ils laissés mourir ?
La foreuse percute la pierre noire, emplissant l'air d'un bruit assourdissant. Face à lui, Arjun le salue d'un hochement de tête, signe que la discussion semble être arrivée à son terme. D'ailleurs, le laboratoire est prêt, et même l'ouvrier qui faisait sa sieste est en train de se relever, sans doute réveillé par le tintamarre ambiant.
La Sève se met à couler hors du mur, et des manutentionnaires approchent avec leur pompe pour la connecter à l'ouverture. C'est alors que le sol se met à trembler, à gronder. Partout dans l'immense abîme, les blocs noirs sont en train de se mettre en mouvement, d'accélérer, de se connecter les uns aux autres avec une frénésie inhabituelle.
"Que..."
Il ne s'entend même pas parler tellement le vacarme est fort. Soudain, à travers des dizaines d'ouvertures dans la fibre de la réalité, des Initiés Yzmir apparaissent, auréolés d'effluves violacés. Ils se positionnent, gardant ouverts derrière eux des portails vers la surface. À travers une brèche, un ver lézarde à l'intérieur de la cavité, faisant vibrer ses anneaux tandis qu'une femme au teint d'ébène et aux yeux laiteux l'accompagne. Mais elle n'est pas seule. Il y a d'autres Mages à ses côtés : des Géphyromanciens, des Phonomanciens... La voix de ces derniers tonne et couvre la clameur assourdissante…
"Évacuez maintenant ! Une Singularité de Tumulte est en train de naître !"
Treyst hoquète de surprise et de terreur. Rossum passe la tête hors du laboratoire, et se met à courir dans sa direction. Il n'avait fallu qu'une fraction de seconde pour que les choses dégénèrent, alors qu'il y a quelques minutes à peine, ils étaient en train de discuter paisiblement avec Arjun…
L'ingénieur agrippe son Construct, mais ses doigts se crispent sur le cryptex. Il se souvient qu'il est cloué à son fauteuil et, dans ce bref moment d'hésitation, laisse choir son cylindre sur le sol. Bon gré mal gré, il active son exosquelette, serrant les dents en attendant qu'il démarre.
Rossum se rue vers lui et le percute, et tous deux tourneboulent sur le sol, juste à temps pour éviter qu'un bloc de pierre noire inerte ne l'écrase en chutant.
Sa Chimère l'aide à se redresser.
Partir. Vite.
Il ne se fait pas prier, et se met à courir, aussi vite que ses attelles le lui permettent. Le moteur fume sous l'effort, tandis qu'un Initié lui intime par le geste de se presser davantage. Alors qu'un nouveau bloc se fracasse au sol, exposant son petit cœur d'aérolithe, Treyst chancelle de nouveau, forcé de poser un genou à terre. Il se retourne, sonné et affolé, pour voir la fresque de l'arbre-monde se gercer de fêlures.
De toutes les parois, des langues d'obscurité se mettent à jaillir, bondissant hors des fissures pour converger vers la foreuse empêtrée dans une mare de Sève. Non, pas des langues. Des bras voraces, aux doigts griffus…
Dans les profondeurs, quelque chose a faim.