Pour Kauri, Eru est son mentor, son confident. Pour ses parents, il est l'esprit tutélaire de la bonne entente entre humains et animaux, l'un des Oneiroï que prient les bergers et les pâtres. Mais Eru est bien plus, même si peu le savent, y compris au sein de la faction Muna. Il fut l'un des premiers véritables disciples de Niavhe, le premier que Kaibara accepta sur son dos, hormis la fondatrice des Muna, et le seul auquel elle confia son secret.

L'éveil des Muna prit des années à s'enraciner et à fleurir, le temps que ceux qui avaient été touchés par l'étincelle de Niavhe appréhendent ce qu'était vraiment le Skein. Eru faisait partie de cette première génération d'individus nés avec cette faculté extra-sensorielle, et pour lesquels cette connexion était innée et naturelle. Ses parents avaient quitté Kirighai quelques années plus tôt, pour repartir de zéro sur la presqu'île d'Enosha, juste de l'autre côté du détroit. Leur petite communauté se développa sous le patronage de Niavhe, bien loin de la guerre et des ravages du Nifir.

De plus en plus, ceux qui s'étaient éveillés au Skein arrivèrent jusqu'au petit village. Ils avaient été attirés par Niavhe, comme les saumons — par pur instinct — rejoignent inévitablement leur lieu de naissance, ou comme les Nomades du Tumulte avaient été poussés à voyager vers Asgartha... La jeune adolescente qui s'était liée à Kaibara était devenue une femme, et bien plus encore, une mère, une sage, une guide. Le Skein faisait partie de la réalité d'Eru. C'était pour lui un autre de ses sens. Il s'étonnait d'ailleurs que certains ne puissent le déceler, et trouvait cela bien triste.

Très tôt, Niavhe sut qu'elle devait aider les Muna à renforcer leur rapport au Skein. Elle enseigna ce qu'elle avait compris de ce lien sacré, de la sagesse que Kaibara lui faisait entrevoir. Elle savait que le temps — l'espace d'une seule vie — était au final très court pour tout ce qu'elle avait à accomplir. Il lui fallait cimenter et pérenniser l'existence des Muna, et cela passait par la transmission, la constitution d'un leg, d'un héritage. Eru fut l'un des dépositaires de sa sagesse. Dès le plus jeune âge, il bénéficia de son enseignement direct. Il fut l'un des neuf à être choisis pour vivre une vie ascétique, à se dédier corps et âme au fleurissement du Skein.

Et la façon dont le Skein avait bourgeonné en lui le rendait particulièrement proche des animaux. Si Sewit était celle qui communiait le plus aisément avec le Fuseau, et Kiyiya avait la faculté de faire danser les flammes comme personne, nul n'égalait la faculté d'Eru de communiquer avec les spécimens du règne animal, de se faire comprendre d'eux, ou bien même d'apaiser leur colère quand cela était nécessaire. En plus de Niavhe, Eru et les huit autres furent autorisés par Kaibara à pénétrer au sein de la Katkera, et même à y vivre. C'est ainsi qu'à l'adolescence, il décida de s'établir au sein de la réserve naturelle, en ermite, et avec pour seuls compagnons les espèces sauvages de la forêt primordiale.

On rend souvent hommage à Yong-Su quand on fête le Ryukkōsai, mais on oublie souvent qu'Eru a lui aussi joué un rôle prépondérant dans le sauvetage de la capitale d'Asgartha. C'est par son entremise que les espèces animales ont entendu les supplications de l'Altérateur. C'est lui qui a réuni toute la faune de Kirighai, allant voir tous les animaux pour les convaincre d'entendre Yong-Su Tenzing. C'est pour cette raison que sa statue est la première à être célébrée, sur le premier îlot du Mugen, lorsque les cortèges se recueillent pendant le Midori Matsuri, aux côtés de celles des Oneiroï de la nature.

Mais ce que les historiens savent moins, et ce dont seuls quelques Muna ont conscience, même aujourd'hui, c'est qu'il est le seul auquel Niavhe a révélé ce qu'était l'étincelle primordiale qui les avait tous éveillés, ainsi que le lourd sacrifice qui avait dû être fait pour y parvenir. Avec le temps, son lieu de résidence devint le Refuge du Musc, dédié aux animaux de la péninsule. Ceux qui entreprennent le pèlerinage des Muna s'y arrêtent un temps, entre les Refuges du Vent et du Flux, et à cette occasion, ils peuvent échanger avec son Eidolon, qui continue de se manifester en ce lieu. Il prônera toujours, durant ces entrevues, l'entente entre toutes les formes de vie, car plus que toute autre chose, la coopération est pour lui le signe indéniable d'un écosystème robuste et pérenne.