Durant trois jours intenses et mouvementés, le peuple d’Asgartha s’est rendu massivement aux urnes pour participer à six scrutins successifs. À la suite de l’annonce des résultats, ce dimanche, plusieurs sociologues et politologues n’ont pas manqué de souligner l’émergence possible d’un nouveau paradigme du pouvoir au sein de la Péninsule. En effet, le vote populaire s’est clairement porté sur des figures civiles issues du peuple, au détriment des lignées traditionnellement habituées à siéger dans les plus hautes instances du gouvernement.

Somayeh Bahman. Son nom est sur toutes les lèvres au lendemain des élections. C’est ce mercredi qu’a eu lieu la cérémonie d’investiture de la nouvelle Basilissa, en présence du Basileus sortant Avkan ruun-Heshkari. Conformément à la volonté du peuple, Bahman prévoit déjà, dans les semaines à venir, de se rendre dans les chefs-lieux de toutes les Provinces afin d’y rencontrer les gouverneurs régionaux et d’évoquer avec eux l’avenir politique de la Péninsule. Pour affronter les mutations qui ne manqueront pas de secouer Asgartha, elle aura besoin de tous les soutiens qu’elle pourra rallier, aussi bien au sein de l’Astérion qu’au-delà de ses murs.

Préparer la disparition du Fleuron et trouver une alternative viable à la monnaie pour mieux répartir les ressources. Stabiliser Caer Oorun tout en achevant la consolidation du reste de la Péninsule. Poursuivre l’Effort de Redécouverte, tout en accordant davantage de pouvoir aux instances régionales, plus mesurées dans leur adhésion à l’initiative globale. L’équation est complexe — certains diraient même insoluble. Pourtant, c’est ce casse-tête que la nouvelle locataire de l’Astérion devra résoudre…

Elle laisse le journal choir dans la corbeille et ferme les yeux pour se recentrer sur l’instant. Toute la journée n’a été qu’une farandole de rendez-vous — planifiés ou impromptus —, de témoignages de soutien, d’accolades et de poignées de main. Elle n’a pas eu une seconde à elle. Lorsque les portes de ses appartements se sont refermées derrière les gardes, le silence relatif qui s’est abattu sur elle a été aussi brutal que bienvenu.

Somayeh pose sur la commode la couronne d’or terni, sur laquelle brille, à la lueur diffuse des bougies kéloniques, le Baiser d’Aysun. L’éclat de l’améthyste, parfaitement facettée, danse sur ses pupilles tandis que la nouvelle Basilissa se contemple dans le miroir craquelé et tacheté. Parmi les autres objets posés sur le meuble laqué, la couronne basiléale ressemble, elle aussi, à une relique — vestige d’un âge révolu.

Elle se détourne et, lentement, sa main glisse, par jeu, sur la grande carte qui trône au centre de la vaste table. Certaines zones portent le poids des années — fendillées, élimées —, tandis que d’autres sont bien plus récentes : peintures neuves, encore chatoyantes. En quelques années, le Monde Connu s’était étendu — Caer Oorun, d’abord, puis Caer Nilam, la Cité des Sages… Ce n’était que le début, bien entendu. Rien qu’un début.

Elle déambule dans les appartements d’Avkan. Non : les siens, désormais. Elle observe les tapisseries et s’attarde un moment devant la tenture où Chiara Caceres préside la Marche des Sahankas. Gênée par la longue traîne cérémoniale de sa robe, elle la laisse choir négligemment au sol. Puis elle ôte ses bijoux — bracelets, pendeloques et colliers volumineux, aussi lourds que des chaînes —, qu’elle abandonne derrière elle : sur un cabinet, une console, un secrétaire, un guéridon… tandis qu’elle va de pièce en pièce.

La journée a été longue : lever à l’aube, préparatifs, ascension des marches de l’Astérion, puis rituel de passation des pouvoirs. À cette occasion, Avkan ruun-Heshkari et elle s’étaient isolés presque une heure dans son boudoir, pour qu’il puisse lui prodiguer quelques derniers conseils — ou, peut-être, jauger celle qui allait lui succéder.

Avait suivi la cérémonie d’investiture, durant laquelle le Basileus sortant avait posé le diadème sur sa tête — puis l’acclamation du peuple, et le concert des cloches de la capitale. Ensuite vinrent les parades, les hommages, les honneurs militaires… jusqu’au dîner régalien.

Un bain lui ferait le plus grand bien.

Elle ouvre grand les portes de sa chambre, encore noyée dans la pénombre. Tandis que les lampes à Kélon s’allument lentement, elle distingue les lourds rideaux du lit à baldaquin, fraîchement préparé pour elle ; la coiffeuse ; le paravent. Presque aussitôt, son regard glisse vers le portrait sévère d’Ayxas, dont Avkan lui avait parlé ce matin, durant leur brève entrevue. Il l’avait fait installer comme un rappel permanent des tentations — un mémento des dérives auxquelles tout dirigeant pouvait succomber durant son règne.

Face à lui, sur le mur opposé, se reflète le visage de son frère jumeau, Aysar, l’autre fils d’Aysun — celui qui avait choisi l’humilité, et l’oubli.

"Ç’aurait été glorieux, n’est-ce pas ? Les deux branches de la lignée d’Aysun enfin réunies, symbole de réconciliation…"

L’homme est assis, jambes croisées, sur un sofa, sous le portrait d’Aysar. Ses cheveux, autrefois bruns, sont désormais presque entièrement blancs, tout comme sa moustache et sa barbiche finement peignées. Son bras gauche, posé nonchalamment sur le dossier, est une Greffe — tout comme sa jambe droite, mécanique elle aussi.

"On ne gagne pas la guerre avec des symboles."

L’homme sourit, tandis que la Basilissa se dirige vers le cabinet à liqueurs pour se servir un verre de vin. Elle en boit une gorgée, savourant l’arôme et la texture veloutée sur son palais.

"Somayeh Bahman, quatorzième Basilissa d’Asgartha," reprend l’homme. "Ça sonne bien."

La jeune femme l’observe de ses yeux perçants, avant de se permettre un sourire.

"Que puis-je faire pour toi, Shiramun, Maître de la Guilde du Fulcrum ?
— Considère cela comme une simple visite de courtoisie. Je voulais te féliciter pour ta victoire, voilà tout."

La Basilissa s’assied sur une marquise et pose son verre sur la table basse attenante, entre les pièces d’un échiquier abandonné, une partie en suspens qui ne sera jamais terminée. Ses doigts saisissent l’une des dames, qu’elle couche doucement sur le flanc.

"Anuncia avait tout pour gagner, mais elle a révélé son jeu bien trop tôt. Elle pensait que le danger viendrait des contestataires, et les a muselés en s’alliant à Arundhani. Aveskamp n’avait aucune chance : il n’est arrivé dans la course que bien trop tard. Le plan d’Anuncia Synd a donc partiellement fonctionné. Mais cette alliance fut aussi la cause de sa chute. Ceux qui y voyaient clair ont compris qu’il s’agissait d’une manœuvre politicienne et ont préféré un candidat plus sincère. Les autres n’ont simplement pas été séduits par ses arguments, tiraillés entre le camp d’Arundhani et le sien. Quand on oscille entre le chaud et le froid, le résultat est toujours tiède…"

Le technomoine soupire, ses doigts métalliques tapotant le bras du canapé.

"Et toi, tu n’as eu qu’à profiter de la situation avec des idées séduisantes."

Somayeh acquiesce, un discret sourire aux lèvres.

"La raison n’est qu’un vernis qu’on applique pour se donner bonne conscience. Quand on vote ou qu’on choisit, c’est toujours l’émotion, le désir, la pulsion qui parlent en premier. Anuncia a voulu être raisonnable, proposer des solutions réalistes et faisables. Mais on ne séduit pas avec un programme rationnel. On séduit avec un rêve."

L’homme finit par se lever. Il saisit son bâton, dont l’extrémité évoque une clé complexe, et qui reposait jusque-là contre le mur.

"Les félicitations sont de mise. Comment nos adversaires t’avaient-ils appelée, déjà ?"

Somayeh lève les yeux au plafond, avant de fixer Shiramun avec une moue amusée.

"Je crois que Wanjiru avait dit quelque chose comme… la Démagogue.

— Oui," confirme le Parjure Axiom. "C’est ce que j’avais aussi en tête. C’était assez juste, en fin de compte. Mais dis-moi… qui va désormais surveiller les Clans Lyra de l’intérieur ?

— Ne t’inquiète pas, cela fait des années que je forme ma remplaçante. Et toi, que vas-tu faire ?"

L’expression de l’homme se fait pensive.

"Kelsang a effectué une transmigration et choisi un nouvel hôte. Comme nous, il se prépare. Depuis trop longtemps, nous œuvrons chacun dans notre coin, sans réelle coordination. Il est temps que cela change."

La Basilissa hoche la tête, un sourire impertinent aux lèvres.

"Alors toi aussi, tu as reçu des directives complémentaires ?

— Oui. Il est enfin temps pour le Dominion de se révéler au grand jour."

Somayeh reprend son verre et le vide d’une traite.

"Qu’il en soit ainsi, en ce cas."