
Dans le Terrier du Lapin

Récits
11 juin 2025
Temps de lecture
393 AC
Je ne peux m'empêcher de frémir en contemplant le précipice.
Certains l'ont comparé à un œil, mais pour moi, c'est comme une gueule ouverte, faisant mine de vouloir nous dévorer. Que disait-on, déjà ? Se jeter dans la gueule du loup ? À voir les chariots élévateurs de l'Axiom descendre et remonter le long de l'à-pic, avec à leur bord — comme des canaris dans leur cage — des ingénieurs et des prospecteurs lourdement harnachés, je ne pouvais que les comparer à des offrandes sacrificielles faites à une quelconque divinité gloutonne.
Et bientôt, ce serait à mon tour de prendre place dans l'un des ascenseurs...
Je frémis et, pour essayer de penser à autre chose, gratouille Nauraa derrière l'oreille, qui grommelle en retour d'avoir été dérangé de la sorte. Après avoir arboré un pelage blanc durant toute la traversée du Storhvit, sa fourrure est en train de prendre une teinte brune, presque noire par endroits. De toison d'hiver à robe d'été... Ou peut-être s'adaptait-il naturellement à ce que nous allions bientôt faire : évoluer dans l'obscurité des profondeurs, à des dizaines, voire des centaines de pieds sous terre...
Son tempérament aussi avait radicalement changé, peut-être à juste titre, depuis que nous avions quitté la montagne fendue. Il avait toujours eu ce genre de sautes d'humeur, mais jamais de manière aussi prononcée et durable. J'enfonce mon visage dans ses poils et me serre contre lui, et je sens une série de picotements parcourir la fourrure de son cou.
"Pourquoi as-tu réagi de la sorte, près du Nilam ?"
Il ouvre un œil jaune, et sa pupille se rétracte face à l'afflux de lumière.
Il y avait là-bas quelque chose qui m'a rappelé la Katkera. Quelque chose qui m'a fait penser aux vieux jours, avant notre imprégnation. J'ai ressenti ce que vous appelez la mélancolie, je suppose. Je la ressens encore.
Je m'en étonne, et il le décèle, bien entendu. Il parlait rarement de ses émotions — toutes ces nuances qu'il avait appris à éprouver par mon entremise et à mon contact —, et encore moins de cette période, avant que je ne le trouve au sein de la forêt.
C'est moi qui t'ai trouvée, petite. Pas l'inverse.
Je souris à son encontre.
"Comme tu veux, vieux frère."
Il avait longuement regardé l'arbre défunt, écouté le craquement de ses branches de cristal. Il avait émis un glapissement, comme une complainte.
"Tu n'as pas voulu me dire ce que tu as entendu..."
Nauraa lève la tête, et je me cramponne pour ne pas glisser.
Le battement d'ailes des phalènes criait leur tristesse. Elles avaient beau tourner autour de l'arbre, comme elles l'avaient fait depuis avant même l'arrivée de l'hiver, il y avait là un creux qui n'avait pas été rempli. Comme un vide, là où il y aurait dû y avoir une absence d'absence.
"Comme si elles étaient en deuil ?"
Comme s'il y avait un trou dans le monde.
Je regarde à nouveau le gouffre obscur et avide, et perçois fugacement l'attraction du vide. Je ressens soudainement un chagrin m'étreindre. Comme un sentiment de perte d'une chose, d'un être que je n'ai pourtant jamais connu.
"L'arbre..."
Nauraa ne prend pas la peine de répondre. Peut-être ne veut-il pas remuer le couteau dans la plaie. Car le déchirement que nous éprouvons ensemble demeure là, douleur béante. Je soupire. L'idée que le Fuseau est en train de dépérir, que lui aussi peut mourir comme le Nilam, m'emplit d'affliction. Je sens que Nauraa partage ce sentiment, mais, étrangement, c'est comme s'il taisait quelque chose, comme s'il y avait une pensée qu'il retenait et s'empêchait de me partager.
"C'est l'heure, Tei, vous êtes les prochains à partir."
Je me redresse et me tourne vers Sigismar, qui enjambe une colonne affaissée pour venir dans notre direction. Il n'a pas pris la peine de revêtir son armure, ce matin.
"Déjà ?"
Il acquiesce tandis que je me laisse choir en contrebas. Mes pieds heurtent la plaine herbeuse et parcourue de fleurs blanches et duveteuses.
"Rappelle-toi juste que l'accès aux étages inférieurs est encore condamné.
— J'ai assisté au briefing. Je sais qu'il y a peut-être une Singularité de Tumulte, tout en bas."
Il soupire, avec une moue un peu contrite.
"Ce que je veux dire, c'est que..."
Je lui souris pour dissiper sa gêne.
"Je sais, Sig. Je serai prudente. Seulement le premier palier."
Pour toute réponse, il flatte l'encolure de Nauraa, comme il le ferait avec son griffon. Ce qui n'est pas du goût de ma Chimère, qui s'ébroue pour se soustraire à ses caresses.
"Pas de bêtise là-dessous", dit-il à son attention.
Pour qui il se prend, au juste ?
Je fais claquer ma langue pour sermonner mon Alter Ego, et hoche la tête en direction du paladin, juste pour le rassurer. Je savais qu'il voulait bien faire, mais son attitude paternaliste pouvait parfois irriter, surtout quand il était inquiet. Je lui fais un signe de main et me dirige vers mon barda posé au sol.
J'avais prévu un sac, et tout l'attirail nécessaire pour une exploration souterraine : lanterne kélonique avec quelques cristaux réflecteurs glanés dans le désert de Sarkans, casque, corde, grappin rétractile, baudrier, tamponnoirs et mousquetons... tout ce que les Bravos et les Axiom avaient mis à disposition.
N'oublie pas mon en-cas.
Je tourne un regard goguenard en direction de Nauraa.
"J'ai bien ton casse-croûte. Pour qui est-ce que tu me prends ?"
Nous cheminons sur la Chape, longeant l'abîme en direction des monte-charge. Ils ont été disposés par intermittence sur le pourtour de l'aven, le long de grands échafaudages d'acier plongeant dans les ténèbres. Certains — de simples nacelles suspendues dans le vide — sont dédiés au transport de personnel ; d'autres — les plus imposants - ont été réservés aux véhicules lourds. D'ailleurs, ce qui ressemble à un laboratoire mobile est en train d'être acheminé vers les tréfonds, de l'autre côté de l'Œil de Corbeau.
Heureusement, c'est l'un de ceux-là qui nous a été attribué, en raison de la taille de Nauraa.
Je tressaille involontairement.
Tu le sens, toi aussi ?
"Le vertige, tu veux dire ?"
Il ricane.
Je parle de ce qui est tapi en bas.
Bien entendu que je le sentais, comme tous les Muna présents, en définitive. C'était d'ailleurs sur ma recommandation expresse que l'Amirale Singh avait retardé l'exploration de la Cité. Parce que le Skein réagissait étrangement, en ce lieu, comme si son réseau évitait de s'enfoncer trop loin.
"C'est en partie ce qu'on cherche à découvrir, non ?"
Nous passons non loin d'un enclos improvisé au sein de ce qui devait être un ancien temple, où des moutons paissent paresseusement parmi des colonnades effondrées et renforcées avec de simples planches de bois. Un jeune berger à la peau tannée me fait signe, même s'il semble un peu effarouché par la taille de Nauraa et la menace qu'il peut constituer pour son cheptel. Je le lui rends avec une expression rassurante.
Je me tiendrai bien, promis.
"J'espère bien."
Alors que nous approchons lentement du reste de l'équipée, je vois qu'elle a réuni des profils bien spécifiques : pour la plupart, des chasseurs hellequins, dont certains exhibaient même la terrible marque des Moissonneurs. Il n'y avait rien d'étonnant à cela. De nombreux Muna avaient été réquisitionnés pour travailler à la Ferme ou au sein des pâturages avoisinants. Et la Cité du dessous nécessitait de faire appel à ceux qui savaient se mesurer au danger... Les Hellequins savaient manier la mort quand cela était nécessaire.
Je prends place en leur sein, médiatrice parmi les traqueurs, et remarque du coin de l'œil deux fouisseurs Nouch allongés de tout leur long, faisant osciller occasionnellement leur queue en forme de feuilles de chou-fleur. Quelques pâquerettes ont poussé sur leur toison végétale, ainsi qu'une petite courge sur l'un d'entre eux, probablement à force de sommeiller au milieu des potagers de l'édifice Muna.
Leur utilité sera indéniable quand il s'agira de creuser des galeries dans la roche. Tout comme ces pisteurs auront la leur, en me protégeant de toute menace externe. Je les salue tour à tour, et me dirige vers l'opérateur du chariot élévateur. La grille s'ouvre pour me laisser passer, avec un raclement sinistre.
Tu sais à quel point j'exècre les cages.
Mais malgré sa remarque, Nauraa avance, sans que je ne l'exhorte à le faire, avant de s'étendre au milieu de la plateforme. Les autres Muna et moi-même prenons place autour de lui, et la grille se referme en crissant et en claquant sèchement.
"Bonne descente", me signifie le manutentionnaire, comme il a déjà dû le faire cent fois depuis le début des opérations.
Je le remercie d'un signe de tête, non sans une petite boule au ventre. Nous surplombons désormais le précipice, avec juste une mince — toutes proportions gardées — assiette de métal qui nous sépare de la dégringolade. Je me remémore ce qu'avait dit Akesha il n'y a pas trois nuits de ça : "on ne sait jamais ce qui nous attend quand on tombe dans le terrier du lapin". Elle ne pouvait être plus proche de la vérité...
S'il y a un lapin là-dessous, vu sa taille, il est pour moi.
Une secousse, et l'ascenseur se met à plonger dans les entrailles de la terre. J'agrippe un rail métallique et regarde en contrebas, tandis que les chasseurs vérifient une dernière fois leur équipement. Peu se sont encombrés comme moi de lampes torches, car ils préfèrent, par l'Altération, faire appel aux sens des prédateurs nocturnes : chouettes hulottes, chauves-souris ou caracals... Je pourrais en faire de même, en faisant appel à ceux de Nauraa.
Après plusieurs cahots et soubresauts qui finissent de me mettre mal à l'aise, je vois enfin les étendues du premier palier.
Aaaah, voilà donc notre nouveau terrain de chasse.
À travers mes yeux, Nauraa contemple les premiers étages du puits : ce que les premiers éclaireurs ont nommé non sans humour le Sous-Bois. Mais ce surnom est loin de faire honneur à l'écosystème qui se déploie sous nos yeux : une jungle partiellement ensevelie, tout en racines noueuses et tiges pantagruéliques. Ces dernières forment un fantasque amoncellement d'arches de verdure, qui se gorgent du peu de lumière qui filtre depuis les hauteurs ; un complexe enchevêtrement de niveaux et de terrasses, où il sera facile de se perdre. Mousses roses, canopées bariolées, futaies crépusculaires... Alors que nous continuons de chuter vers le fond de l'Œil, l'ampleur de la tâche ne manque pas de me sauter aux yeux.
Bientôt, quand nous atteindrons la première base d'exploration — l'affaire de quelques minutes au rythme où nous allons —, nous serons livrés à nous-mêmes dans ce dédale vert.
Je remarque, emprisonnées dans des gangues de végétation, des blocs bleu nuit aux motifs géométriques et comme veinés d'or. Des cubes et pavés de toute taille, lisses et si sombres qu'ils semblent absorber la lumière...
Je cligne soudain des yeux, alors que je sens des remous troubler ma perception du Skein. Ce que les Axiom pourraient appeler des interférences. Quelque chose ici, de latent, de sous-jacent, semble perturber le réseau qui lie toutes les choses entre elles.
"Je le sens, moi aussi. Que trop bien."
Nauraa ne dit rien, les oreilles tournées en arrière.
Je lance un dernier regard vers le haut du puits. Loin là-haut, après des myriades d'étages concentriques décorés d'alcôves obscures, le ciel n'est plus qu'un trou de lumière surnageant dans une mer de pénombre. Dans un dernier tressautement, le monte-charge s'arrête enfin sur un entresol recouvert d'herbe drue, désormais entièrement piétinée. Je remarque que ma main s'est instinctivement rapprochée de mon coutelas, et je souffle longuement tandis que les vérins de l'élévateur chuintent en crachotant. À grand renfort de concentration, je me recentre sur le présent, aux aguets, et coupe temporairement mon lien au Skein pour ne pas me laisser distraire par sa préoccupante agitation.
Un bip retentit soudain, et la herse s'ouvre avec fracas...