Qui a dit qu'il n'y avait rien dans le ciel hormis des formes en barbe à papa et des grêlons de la taille de berlingots ? Tout au début, je me suis dit que ça allait être une croisière morne où j'allais tourner en rond dans ma cabine ou sur le pont. Mais en fait, la Mer de Nuages est comme un océan, avec ses îles en suspension où on peut faire escale, et ce n'est pas pour me déplaire. Il y a des bandes de terre flottantes, des bulles d'eau en lévitation, plein de nouveaux territoires à explorer. Et après ma convalescence, c'est clair que j'avais la bougeotte. Mais bon, ça n'empêche que les trajets d'île en île sont affreusement longs, et c'est la raison de l'existence de ce journal. Je ne sais pas si je vais continuer longtemps (la patience n'a jamais été mon fort), mais Sunisa m'a dit que c'était un bon moyen de tromper l'ennui. Alors j'essaie.

On a sectorisé le ciel en six Quadrants distincts, qui ont chacun des propriétés géologiques ou topographiques marquantes. D'après ce que j'ai compris, il y a des études qui tendent à dire que tous ces biomes faisaient partie d'un même archipel, qui s'est disloqué petit à petit à cause de la dérive des vents. Ce sont les Axiom qui sont sur le sujet, avec une datation de l'Aérolithe qui permet à toutes ces îles de voler, comme la presqu'île d'Enosha chez nous. Mais vu l'altitude et l'étendue de tous ces atolls, ça veut dire qu'il y en a bien plus qu'en Asgartha, et c'est sûr que la Guilde des Prospecteurs ne va pas laisser passer cette aubaine. D'ailleurs, c'est ça qui constitue la majorité de mes affectations (avec parfois des missions ornithologiques pour les Muna), le temps que je reprenne un peu du poil de la bête : chaperonner les mineurs Axiom pendant qu'ils prospectent et creusent les entrailles de ces îles.

C'est là que j'ai croisé Kojo, durant sa session d'entraînement. C'était cool de revoir quelqu'un de ma promo avec lequel je m'entendais bien, même s'il y avait grave une différence d'âge. En fait, c'était peut-être pour ça que je l'aimais bien. Il ne la ramenait pas trop. Bref, tout ça pour dire que ce Quadrant est le paradis des grimpeurs et des Altrunners : des hautes colonnes de roche, surmontées de plateformes herbeuses, rassemblées en colonies éparses. Si ces formations géologiques offrent des parois en à-pic qui sont des terrains de jeu topissimes pour les férus d'escalade, il faut dire qu'elles ne présentent pas d'intérêt particulier. Néanmoins, ce biome fait partie des plus stables. C'est pourquoi la flotte use de ces belvédères naturels pour stationner à l'abri de la Mer de Tumulte, ou bien pour se cacher des Léviathans. C'est un peu devenu le hub de nos explorations, et moi ça me va, parce que c'est trop cool de s'allonger dans l'herbe au sommet de ces colonnes, tout en profitant du paysage. Ah, et c'est aussi là que les Muna font paître leurs cheptels et troupeaux, notamment ces dottoufus qui ont été domestiqués sur la Chape.

De là où je viens, il y a des artisans qui utilisent du bois flotté pour faire des sculptures. Le Quadrant Rhodopéen me fait un peu penser à ces créations, avec des proportions un peu plus gigantesques quand même. Déjà, contrairement au Quadrant Illyrien, ce biome est beaucoup plus exotique, pour ne pas dire tropical. Ce sont des îles faites entièrement de bois, avec sûrement un noyau en Aérolithe, mais pas non plus beaucoup de minerai, parce que le bois est bien plus léger que la pierre dans un contexte normal. Les bases de ces îles ont été creusées par le temps et les intempéries, formant comme des sortes de labyrinthes de bois. Mais les paliers supérieurs sont recouverts pour la plupart d'une végétation luxuriante et naturellement invasive. D'ailleurs, certains types de flore font pousser de longues lianes préhensiles, qui se fixent à d'autres îlots pour mieux se disséminer. Et c'est pourquoi pas mal de ces îlots forment des sortes de grappes, emprisonnées dans un réseau de racines et d'amarres végétales. Les Muna ont demandé à ce que ce Quadrant soit considéré comme une réserve naturelle, en grande partie pour préserver les colonies d'oiseaux qui y nichent. Mais en échange, l'état-major leur a demandé d'étudier les variétés de plantes étranges et inconnues qui y poussent, pour voir si certaines ne pourraient pas s'avérer utiles aux Corps.

C'est la principale source de réapprovisionnement d'eau de notre odyssée. Bon, il ne faut pas se tromper parce que certaines sont constituées d'eau douce, et d'autres d'eau salée, mais en réalité, ces grosses bulles d'eau sont bien plus que ça. Ce sont des bassins volants, des aquariums gigantesques, dont certains peuvent atteindre plusieurs kilomètres de rayon. Les plus grandes abritent d'ailleurs une vie aquatique assez riche : du plancton, des algues, des poissons... Ces derniers y nagent d'ailleurs comme dans un bocal. Les plus modestes restent parfois de simples réservoirs d'eau de pluie. Même si ce n'est pas ma tasse de thé, on peut "plonger" dans ces bulles, par le haut, par le bas, les côtés : à l'intérieur, la gravité n'existe pas. En revanche, il y a une constante pour celles qui abritent de la vie : les coraux sont au centre, formant comme une gangue autour d'un supposé noyau d'Aérolithe. J'ai eu la chance de voir des Léviathans s'y désaltérer, ou juste plonger dedans pour se rafraîchir.

Je ne peux pas trop parler de ce Quadrant, vu que les Yzmir ont un peu mis la région sous scellés. J'en ai quand même entendu parler, de la bouche de quelques Bravos chanceux qui avaient été autorisés à s'y rendre. A priori, le Quadrant Macédonien serait constitué d'ossements ou de fossiles de créatures gigantesques, maintenant éteintes. Certains disent que c'est peut-être un cimetière de Léviathans, d'autres que ce sont des titans d'un autre âge, des formes de vie qui seraient nées avec le Tumulte, avant de péricliter. On dit que les sorciers Yzmir y font des expériences, ou qu'ils étudient les créatures élémentaires qui auraient fait de ces squelettes leur habitat. Mais il semble que la principale raison de cet embargo est avant tout la présence d'un Léviathan dangereux et imprévisible, sous la forme d'une anguille particulièrement territoriale. De mon côté, je m'imagine quelque chose de similaire à Annoba, mais on raconte que le Léviathan macédonien a des propriétés étranges qui le rendent éminemment vicieux.

Attention danger. Zone interdite. Défense d'entrer. C'est un peu comme ça qu'on pourrait résumer ce lieu. Et c'est avant tout parce que le Quadrant Pélagonien est naturellement riche en Aérolithe. Qui dit Aérolithe dit manne de minerai antigravitationnel, ce que les Axiom veulent miner autant que faire se peut. Mais en même temps, vu l'instabilité du matériau, c'est aussi synonyme de manifestations exothermiques et de possibles réactions en chaîne. Les Axiom ont déployé ici de nombreuses opérations de minage : des infrastructures de forage, des usines de raffinage, des entrepôts de transit pour le stockage des cristaux... mais ils sont constamment en état d'alerte. Contrairement au Quadrant Illyrien, bien plus tranquille, les amas flottants du Quadrant Pélagonien sont agités de remous permanents. Il n'est pas rare que des îlots se mettent à dériver et à s'entrechoquer. Et quand deux veines d'Aérolithe se frottent ou se percutent, on peut dire que ça fait des étincelles... Mais le plus étrange, dans tout ça, c'est qu'on raconte que les Axiom ont découvert çà et là les vestiges d'anciennes stations de minage, avec une technologie proche de celle retrouvée dans le Storhvit ou la Cité des Sages.

Si une ancienne civilisation a vécu dans ces archipels et miné l'Aérolithe, le Quadrant Thessalien était sûrement pour elle une zone d'agriculture, comme Caer Oorun l'était pour Asgartha il y a des siècles de ça. Et comme Caer Oorun, ce Quadrant a lui aussi été abandonné. Alors non, on y retrouve pas forcément les mêmes ruines technologiques que dans le Quadrant Pélagonien, mais vu l'omniprésence des rizières en terrasse (un motif récurrent sur tout l'archipel) et les systèmes d'irrigation évidents, c'est clair que l'idée même de l'agriculture est fermement ancrée dans cet écosystème. J'ai pu survoler la zone à bord d'un airship, et voir à perte de vue des cultures en espaliers qui réfléchissaient le ciel comme des miroirs. Il y avait quelque chose de paisible, de méditatif... Pas étonnant donc que les Lyra du Wayfarer et de l'Ouroboros aient demandé à être débarqués là. Mais d'après les dernières nouvelles (qui me séduisent d'ailleurs un peu plus), ils ont vite délaissé leurs prétentions poétiques pour faire du canyoning ou du trekking. Des activités qui sont un peu plus alignées avec ce que j'aime faire...

—Carnet de voyage de Sunniva Vaccarezza

P.-S. La prochaine fois, Sun, tes bonnes idées, tu te les gardes !