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  • 4 décembre 2025

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7 minutes

393 AC

KOJO


"Encore toi ?"

Je me gratte la tête, plisse le nez et détourne légèrement les yeux, histoire d'éviter son regard plein de reproches. OK, peut-être que j'ai interrompu sa méditation, sa contemplation du ciel ou encore sa composition d'un haïku.

"Ha ha, qu'est-ce tu veux ? dis-je pour seule défense. On m'a toujours dit que j'étais têtu comme une mule..."

OK, pas très convaincant comme argument. C'est peut-être qu'une impression, ou juste moi qui suis en train de rougir de honte, mais je sens littéralement le poids et la brûlure de son regard. Et clairement, ça me met pas en confiance pour la suite...

"Tu ne veux pas lâcher l'affaire ?

— Hé hé. Quand je veux quelque chose, je m'accroche. Comme une tique sur un chien..."

Atsadi soupire, et je vois ses narines palpiter sous le coup de l'irritation. Il se tourne vers l'est, vers le Soleil en train de poindre à l'horizon...

"T'as jamais eu l'impression d'être un imposteur ?" dis-je avant qu'il ne puisse me couper.

Je pose mes fesses sur le ponton, et balance mes pieds d'avant en arrière. En dessous, ce sont les nuages, et sous les nuages, la mort assurée.

"En vrai, je suis là juste parce que je suis tombé par hasard sur une Chimère. Et puis les Bravos voulaient tellement avoir un Exalt de plus..."

Je vois Atsadi se tourner vers moi, et je poursuis.

"On m'a dispensé de passer par la case écuyer, et j'ai même pas été soumis à l'Imhallat. Genre t'es un Bravos, mais en fait... pas vraiment."

Il continue de me toiser, mais son expression semble s'être radoucie.

"Je n'avais rien d'un spadassin", dit-il.

Il regarde derrière moi vers Kauri, le jeune pastoureau qui a récemment rejoint nos rangs. Il baille bien fort, tandis que son Alter Ego le pousse en direction du mess, à grands renforts de coups de museau.

"Comme lui, j'étais un simple berger."

J'écarquille les yeux face à ces révélations.

"J'ai bataillé pour arriver là où je suis. Comme toi, je n'ai rien lâché. J'ai sollicité l'aide d'Eidolons sans l'assistance de personne, martèle-t-il à mon attention. Par moi-même, je me suis mesuré aux plus talentueux bretteurs, mordant la poussière encore et encore. Et je me suis redressé à chaque fois, jusqu'à ce que je triomphe."

Je serre les dents et les poings, tremblant de frustration. Je le sens bien venir, ce nouveau refus...

"Combien d'années ?"

Il se tourne vers moi et hausse un sourcil.

"Combien de temps ça t'a pris, hein ? Cinq ans ? Dix ans ? Sauf que moi j'ai pas ce luxe. Y'a des Léviathans balèzes, des spectres qui te bouffent le cerveau, des papillons prêts à te geler le sang, et je sais pas quoi d'autre plus loin sur la route. Chaque jour, je me prends des dérouillées, et je me relève. Mais j'en ai ma claque d'avoir peur..."

Je frappe la rambarde.

"Ici, l'inexpérience est la seule différence entre la vie et la mort."

Atsadi contemple l'aube ardente, qui perce les nuages et les colore de rouge. Il ferme les yeux un instant, comme s'il était en train de faire une prière.

"Je ne fais pas dans la demi-mesure", dit-il en rouvrant les yeux.

Je lève mon regard vers lui brusquement, interloqué. Ma gorge est sèche. Mon ventre se noue. Mais en même temps, je sens des émotions remonter de mes tripes.

"Ça veut dire que...

— Si tu souhaites être mon écuyer, il va te falloir tenir la cadence", se contente-t-il de dire.

Je cligne des yeux, avant de sourire de toutes mes dents.

"Ça, je sais faire."

AFANAS


"Il n'a rien d'une menace", dis-je d'une voix monocorde.

Je me tourne vers Suha, qui a posé les avant-bras sur le garde-fou. Je la vois frissonner en raison de la fraîcheur matinale et de l'altitude. Elle resserre son col autour de son cou, avant de ricaner en voyant Atsadi assener une pichenette sur la tête de Kojo.

"Peut-être as-tu raison, soupire l'Initiée. Mais alors, comment expliquer ce qu'il a accompli lors de la bataille de la Baie de Madan ? Nous savons depuis longtemps maintenant que les Bravos ont une affinité particulière avec le feu, et tolérons cet état de fait car sa nature est par essence transitoire. Mais désincarner le réel... Une ligne a été franchie."

Je passe une main dans ma barbe.

"Selon toute vraisemblance, par inadvertance", dis-je pensivement, tout en observant du coin de l'œil les simagrées ingénues du jeune Bravos.

"Cela est plus que probable. Mais le Qorgan ne doit négliger aucune éventualité."

Je sens l'impatience et la colère m'envahir.

"Surveiller Oduro est une perte de temps. Cela fait des mois que nous gardons un œil sur lui, alors qu'il y a bien plus important à faire. Wanjiru m'a promis des avancées. Où en sommes-nous concernant les Parjures ?"

Suha fronce les sourcils.

"Notre agent chez les Muna étudie en ce moment-même ton hypothèse. Si le Storhvit a été créé par le Sorcier au Manteau de Chrysanthème, comme tu le penses...

— C'est le cas. C'est ce qu'a dit Kuraokami, et il n'a aucune raison de mentir.

— Si le Storhvit est artificiel, reprend-elle, nous décèlerons peut-être des indices concernant son identité."

Je secoue la tête.

"Il est là, parmi nous. Je le sens. Peut-être nous-épie-t-il en ce moment-même...

— Probablement", se contente-t-elle de confirmer, haussant nonchalamment les épaules. "Mais si l'Eugéniste est parmi nous, il va falloir manœuvrer finement pour le débusquer sans qu'il ne se dérobe. Par deux fois déjà, le Qorgan a cru l'éliminer...

— Eugéniste ?

— Je ne suis pas encore une experte, mais Wanjiru m'a révélé qu'ils sont possiblement quatre : l'Anathème, le Censeur, le Sicaire et l'Eugéniste. Chacun a son modus operandi, son domaine d'expertise.

— Cette fameuse marque de fabrique."

Elle acquiesce.

"Et il y a bien entendu l'Iconoclaste, le nom de code donné à Amahle Kalu.

— Donc le Sorcier est cet Eugéniste..."

Suha demeure un temps pensive, puis se retourne pour me faire face, en posant ses coudes sur la balustrade.

"Tu sembles dubitative."

Elle hausse les épaules, tandis que son expression se pare d'une légère moue.

"Rien ne dit s'ils travaillent seuls ou bien de concert."

Je regarde les nuages défiler, parcourus d'éclairs mauves.

"D'après ce que j'ai pu lire, reprend-elle, leurs actions paraissent isolées. Le Censeur au sein de l'Ordis ; l'Anathème plutôt du côté des Yzmir... L'ombre du Sicaire plane sur des dizaines de meurtres et d'assassinats non-élucidés. Mais en réalité, on ignore si deux individus sont en fait la même et unique personne, ou s'il y en a d'autres..."

Je jette un œil à Senka, qui survole le pont tout en se parant d'une lueur orangée.

"Et je ne sais que penser de l'omerta qui entoure l'emprisonnement d'Amahle Kalu, dit-elle en secouant la tête. Les Matriarches le musellent, de sorte que nous n'avons pas pu faire l'entière lumière sur ses machinations. Que cachent les Lyra ?

— Qu'importe. Si on en trouve un, on aura plus de chances de mettre la main sur les autres. Quel que soit leur nombre."

Elle hoche la tête, et ajuste ses lunettes avant de me dévisager.

"Mais tu as raison sur un point. Je pense que l'Eugéniste est parmi nous."

SASKIA


"Je vois que tu n'as pas perdu de temps."

La remarque est désinvolte, le ton presque blasé. Je n'ai même pas besoin de me retourner pour savoir de qui il s'agit. Les Aetheroplasma katkera qui nagent dans mon liquide cérébro-spinal, parmi les autres protozoaires dont je suis l'hôtesse, me permettent de flairer l'idée d'un être bien avant qu'il se présente à moi...

"Il va falloir être un peu plus précis que ça, Sylas", lui dis-je sans lever les yeux de mon établi.

"Je parle de ta nouvelle petite lubie."

J'enlève mes lunettes, les pose doucement sur la paillasse avant de faire pivoter mon tabouret dans sa direction. Je souris en voyant qu'il s'est paré d'une barrière protectrice, probablement pour éviter que mes Manazoa hekekii ne digèrent son Mana.

"Akesha ? Je te signale que tu t'es approprié ma cible initiale. Tu ne peux pas m'en vouloir de chercher d'autres... occupations."

Alors il ne sait pas qu’elle est ma mission.

Une mèche de cheveux tombe sur son visage, et je tique en remarquant soudain l'intensité de son regard. Je ravale la pique que j'allais lui lancer, et il se contente de hausser les épaules.

"Tant que ce n'est pas plus que ça... un passe-temps."

— Qu'est-ce que tu insinues par là ?" dis-je avec plus de fermeté que je ne l'aurais souhaité.

La couleur de ses yeux oscille entre saphir et minuit.

"Que certaines distractions peuvent faire perdre de vue le réel objectif."

Je me fends d'un sourire.

"Le Storhvit et les Belisenki ont joué leur rôle à la perfection, argué-je sans me laisser démonter. Aux dernières nouvelles, consommer une chrysalide de Phalène est devenu une pratique indispensable pour traverser ou s'établir en Caer Nilam. Je ne pouvais espérer meilleure issue, d'autant qu'officiellement, je ne suis même pas responsable de cette 'découverte'..."

Sylas s'humecte les lèvres et lève les yeux vers le plafond.

"En effet, nous avons bien œuvré. Même s'il nous reste encore à concrétiser.

— Tu sais, quelque part, je t'ai toujours un peu considéré comme mon grand frère... admets-je en baissant les yeux. Tu as veillé sur moi au Cebir. Tu m'as offert le Storhvit comme terrain d'expérimentation..."

J'exsude naturellement mes phéromones, comme un réflexe.

"Sans compter les Chimères", fait-il en renforçant sa barrière.

Je hoche la tête, prenant un air peiné.

"Sans compter les Chimères."

Il étrécit les yeux. Malgré le filtre dont il s'est enveloppé, je sais qu'il n'est pas entièrement insensible aux molécules que je secrète. Je cligne des yeux, observant avec attention ses réactions physiologiques : l'afflux de sang qui s'intensifie, le rythme de sa respiration qui s'accélère... Non. il est bien trop précautionneux. Il est en train de les feindre pour me berner. Ou bien est-ce juste par jeu ? Je finis par soupirer.

"Qu'y a-t-il, Eugéniste ?"

Je ricane.

"Je ne sais pas ce qui te prend de toujours m'appeler par le petit nom que me donne nos ennemis..."

Mais j'écarte rapidement cette remarque de mon esprit. Je lui pointe le microscope et la petite plaquette de verre qu'il accueille, où s'exhibe un disque de liquide écarlate, claquemuré sous sa fine lamelle transparente. Il s'approche, et fronce les sourcils à la vue de la goutte de sang.

"J'étudie l'impact de la Sève sur les organismes, continué-je. J'ai été missionnée pour donner un rapport définitif sur son innocuité.

— L'échantillon provient d'un individu qui en a consommé ?

— Ingéré, oui. Mais l'effet est le même après suffisamment d'inhalations. Et je pense que qu'il y a un accroc dans notre plan, Mage. Nous aurons du pain sur la planche."

Je vois ses yeux devenir des fentes, dans lesquelles s'illuminent ses Iris. Je sais que je n'ai pas besoin de lui faire un dessin. Il verra par lui-même où le bât blesse. Quand il les congédie, son regard prend une teinte minérale. Son expression, d'habitude moqueuse, trahit la préoccupation.

"Fâcheux, en effet. Il va falloir faucher la mauvaise herbe au plus vite."

KAURI


"Et que souhaites-tu, mon enfant ?"

Je serre les poings tout en regardant mes sandales. Puff ressent mon inconfort, et pose son nez contre ma joue, en poussant un peu fort.

"Je sais pas. Leur couper l'herbe sous le pied ?"

L'Eidolon d'Eru se carre dans son siège, tandis qu’un furet mordille son doigt.

"La nature est un subtil équilibre entre tension et laisser-faire. C'est toujours le paradoxe qui a animé les Muna depuis le lien originel et la naissance de notre... 'Faction'.

— Mais nos décisions sont mûrement réfléchies. On prend le temps de faire la part des choses..."

Eru pose une main sur le mustélidé qui est venu solliciter une caresse.

"Tu es encore jeune. L'instinct est fort, chez nous, bien plus que la raison."

Je bafouille, un peu pris au dépourvu.

"Alors tu penses comme les Lyra ? Que les choix sont dictés par les émotions, comme dit Nev ? Que la raison, c'est que la justification logique d'une décision qu'on a déjà prise ?"

Eru secoue la tête.

"Non, je dis qu'en définitive, il n'y a pas de décision. Regarde en toi, Kauri. Connais-toi, et la congruence viendra."

J'écarquille les yeux.

"Alors mon choix est déjà fait ?

— Et ce que tu dois faire, c'est accepter ta nature, ou bien la refuser."

Je mordille ma lèvre, essayant de faire le tri dans ma tête. C'est le moment que choisit une flamboyance de flamants roses pour atterrir non loin de nous. J'essaie de rester concentré même si c'est hyper dur, parce qu'ils arrêtent pas de cancaner. Ils inclinent leur long cou en direction d'Eru, et il le leur rend.

"Je sais ce que je veux... dis-je enfin, tandis qu'il hoche la tête. Mais comment est-ce que je peux lui faire entendre raison ? Si Niavhe et Kaibara ont pu le faire, c'est qu'il y a un espoir, non ? Peut-être que je pourrais demander à Tei de servir de médiatrice, pour essayer de leur faire comprendre qu'il y a une alternative...

— Je doute que des mots suffisent, Kauri."

Puff bêle, et instinctivement, je l'entoure de mes bras pour le rassurer. Mes mains s'enfoncent dans sa laine brumeuse et molletonnée...

"Mais alors, comm..."

Eru sourit alors qu'une réalisation se diffuse en moi. Il rit même en me voyant cligner des yeux sous le coup de la surprise. Je regarde Puff et le serre fort contre moi. Tout ce temps, la solution était juste sous mon nez.