Voile Blanc

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  • 15 mai 2025

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393 AC

Sa gangue est opalescente, parcourue de vagues irisées et de stries bleutées, d'ondulations aux innombrables facettes qui montent vers le ciel, vers les nuages et la tempête. Elles déforment son image, la multiplie en mille échos furibonds. Sous la surface de l'écorce cristallisée, polie par les éléments, la mort et le temps, il siffle comme un cobra en cage, se meut comme une anguille dans un aquarium. Sa colère est ravivée, après des années de torpeur, et sous son joug, la terre tremble et gronde, les nues tonnent, tandis que des remous de froid — pluie polaire, neige et grêle — sourdent hors de l'arbre-monde défunt en nappes nébuleuses.

Les flux gelés spiralent autour du tronc, tourbillons entrelacés qui pulsent comme sous l'effet d'une houle, d'une respiration. Ils viennent parfois fouetter les parois de la montagne, cisaillant la pierre et la glace, tandis que des éclairs blancs s'entrecroisent avec les branches fossilisées, dérivant dans l'air tels les bras langoureux d'une anémone de mer.

Atsadi bondit soudain de la corniche enneigée, laissant derrière lui un dense panache de poudreuse. Surge entoure sa lame, la nimbant d'électricité, saturant l'air d'ozone. Un bref instant, le bretteur semble suspendu dans le vide. Puis, telle la foudre, il plonge subitement vers le sol, tandis qu'il altère la gravité pour le tirer vers le bas. Son jian entaille le tronc de haut en bas, dans une fulgurance de lumière, suivie d'une explosion d'étincelles et de neige quand ses pieds heurtent le sol. Souffle et séisme.

Oddball descend en trombe depuis les hauteurs, chargé de Mana. Il frôle l'à-pic, slalome entre les blocs de roc et de glace qui se décrochent de la paroi, traverse des nappes de brume sans freiner. Vers l'arbre. Vers son Altératrice. Sur une saillie pierreuse, Sierra aspire l'énergie de son Alter Ego. Tout autour d'elle apparaissent, en suspension, de gigantesques engrenages, vérins et pistons ; de titanesques rouages, plaques de blindage et châssis complexes. Comme un appareil qui se construit en suivant un plan de montage, les pièces s'assemblent, se vissent, se goupillent, s'emboîtent. Le pantin caparaçonné — haut de près de trente mètres — touche le sol dans une explosion de neige. Telle une marionnettiste, elle en tire les ficelles, et l'Automate abat son poing.

Tandis que l'arbre-monde minéral tremble sur ses fondations et que ses branches oscillent, les Phalènes de Mana qui mimaient jusque-là son feuillage s'envolent soudain, tournoyant au sein de la faille. Leur danse est une valse, un tourbillon d'ailes éthérées. Des spectres, qui papillonnent en bancs compacts, comme des pétales violacés soulevés par le vent.

Crowbar, la fleur au fusil, se laisse traverser par les nuées d'illusions comme si c'était la fumée d'un cigare. L'épouvantail avance sans prêter attention aux déflagrations qui maculent sa veste en cuir de flocons et de givre. Dans ses yeux de citrouille brûlent tout autant la flamme de Fen que la sienne. Il saisit sa guitare, qui pendait nonchalamment dans son dos, et abat sa main gantée sur les cordes. Le son qui éclate chasse la neige tout autour, comme un linge qu'on étend sur un lit, une voile qui se gonfle. Ses riffs emplissent l'air d'une terrible vibration, qui prend de l'ampleur pour devenir secousses.

D'un moulinet de sa patte ravisseuse, Orchid tranche un rocher en deux pour l'empêcher de heurter Rin. Cette dernière est assise en tailleur, les yeux clos. Mais sous ses paupières, ses pupilles dardent à droite à gauche, tandis qu'elle suit les lianes du Skein. Elle dissémine dans l'essence de l'arbre mort les idées de fragilité, d'érosion. Elle visualise, dans l'étang placide de son esprit, la texture du bois, vert et tendre, pour la substituer à celles, dures et inébranlables, de l'opale et du cristal. Alors qu'elle fronce les sourcils en ressentant une tristesse infinie, de petites larmes naissent au coin de ses yeux, qui deviennent immédiatement de petites perles gelées. A contrecœur, elle manifeste l'Eidolon du Bûcheron, qui sans tarder brandit sa hache.

Gulrang grogne en faisant le tour de l'arbre-monde, ses pas lents mais déterminés. Elle retire ses gantelets et les laisse choir au sol, pour avoir la dextérité nécessaire au signage. Dans la pénombre orageuse, ses yeux sont allumés d'une clarté céruléenne, presque flamboyante, tandis que d'autres Altérateurs l'habitent à travers le Gestalt. Ils se partagent sa conscience, se divisent ses facultés cognitives pour mieux coordonner leurs actions. Autour d'elle tombe une pluie de débris, mais elle n'en a cure. Quelqu'un en elle — Nimlesh, probablement — appose à ceux qui menacent de l'écraser des symboles Heka marqués de l'idée de la désintégration. Siong se charge d'analyser les faiblesses structurelles du Nilam, tandis que Marek, Akboru et elle bardent le tronc fossilisé d'une série de hiérogrammes. Elle appelle Tocsin, et se prostre dos à l'arbre. La Chimère atterrit derrière elle en fracturant la pierre, faisant écran de son corps massif, alors que les Glyphes explosifs détonnent à l'unisson.

Le Nilam frémit, tangue, sous les coups de boutoirs de Kuraokami, dont l'influence pulse hors du tronc en cercles concentriques. L'arbre-monde chavire et gémit sous les rafales d'impacts que lancent de concert les Exalts. Sunisa se cramponne comme elle peut, pétrifiée par tant de rage et de dévastation mêlées. Elle ne peut qu'assister, impuissante, à la débauche de Mana qui vitrifie les contreforts du Cais Adarra, et émiette les sommets. Au-dessus de leurs têtes, le ballet des Alter Ego se poursuit sans discontinuer. Ils plongent dans le Tumulte qui encercle la montagne, y puisent son énergie, pour l'offrir en pâture à leur Altérateur, comme des abeilles butinent et acheminent du pollen.

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C'est comme une tempête au sein de l'ouragan : tirs de plasma kélonique et racines noueuses, rupture des liens de Mana et javelots incandescents. Les idées, brièvement incarnées, déferlent en torrents avant de s'en aller rejoindre le Tumulte. Les Altérateurs présents en soutien en dévient certaines, afin qu'elles ne viennent pas parasiter les environs. Ils en cueillent d'autres, pour les recycler et les rendre aux Exalts qui en ont besoin. Et pour celles qui passent à travers les mailles de leur filet, Maw veille et les gobe avant qu'elles ne puissent s'échapper. Peu à peu, un voile blanc recouvre l'éminence, mélange de blizzard et de vapeurs.

Soudain, à travers la nappe blafarde et opaque, un éclair violacé frappe le sommet de l'arbre, irradiant de haut en bas, le long de son tronc et de ses branches. Une bourrasque chasse la purée de pois, qui se disperse en effluves nébuleux tandis que l'arbre-monde oscille comme le mât d'un navire dans une tempête... Mais il résiste toujours.

Sigismar, hagard, pose genou à terre, pantelant de fatigue. Il se tient sur une crête, ballotté par les vents. En contrebas, les autres Exalts ferraillent et bataillent. Il tourne les yeux vers le lointain, vers Wingspan, qui approche en chevauchant le Tumulte, quand une silhouette flotte et atterrit non loin de lui. Afanas, bien entendu.

Le vieux mage se tient voûté, comme si un poids pesait sur ses épaules. Son visage est presque aussi livide que la neige, et ses yeux — se découpant sur son teint blême — sont creusés et vitreux, cernés de poches sombres. Sa chair crépite encore d'électricité suite à la déflagration qu'il vient d'asséner, arcs mauves qui parcourent sa peau et font trembloter ses mains de façon incontrôlée.

Sig lui sourit piteusement, et malgré l'éreintement manifeste, le vieil homme lui rend son sourire. Mais le rictus du paladin se dissipe lorsqu'il aperçoit les taches violettes qui constellent la peau de l'Initié, comme une gangrène... Il se met à tracer les premières lignes d'un Glyphe pour stopper l'avancée de la contamination, mais le vénérable Yzmir l'interrompt d'une main sur son bras.

"Garde tes forces s'il t'en reste... Je crois quant à moi que j'ai un peu trop tiré sur la corde.

— C'est la Rémanence", remarque sans détour le soldat de l'Aegis.

Le sorcier se contente de respirer bruyamment, tout en cherchant à calmer son souffle. Il ne confirme ni ne dément.

"Je ne suis plus en état de faire quoi que ce soit, finit-il par avouer en acquiesçant. Mais laisse-moi te donner mes dernières forces."

Il regarde derrière Sigismar, vers son griffon en train de plonger vers eux en piqué. Puis il lui tend la main pour l'aider à se relever. Le chevalier la saisit sans rechigner, et sent immédiatement du Mana et de l'Éther filtrer entre leurs paumes.

"Ne gâche pas cette chance, lui lance-t-il en relâchant sa poigne. Et surtout, ne t'attends pas à ce que cela devienne une habitude."

Sigismar saisit son propre poignet, ressentant soudain la puissance de l'idée dont Afanas l'a investi, ainsi que la douleur qui va de pair avec sa nature inaltérée. Comment les Yzmir pouvaient-ils endurer une telle souffrance ? C'était de l'Éther pur, pioché dans l'Empyrée. Il serre les dents, incapable de contenir l'idée en train de se matérialiser contre son gré. Soudain, dans un crépitement sourd, une forme se solidifie à côté de lui. Celle d'une vieille femme dont le regard n'a rien à envier à celui d'un oiseau de proie...

"Fie fie. Eh bien, vaillant gaillard, l'épreuve, tu la cherches ou tu la fuis ?"

Baba Yaga se fend d'un sourire vorace.

"Laisse-moi te prêter main-forte une ultime fois, mon garçon, dit-elle enfin. Car les véritables épreuves vont bientôt débuter, et mon attention sera requise ailleurs."

Les yeux crépitants de pouvoir, le paladin lève la main. Il regarde par-dessus son épaule, vers Wingspan qui replie ses ailes, auréolé de Mana.

Sois ma lance.

Le griffon se transmute soudain selon le souhait de son Alter Ego : il devient lance, faite de Kélon pur et vibrant. Son bec devient pointe, ses plumes et ses pattes rondelle et manche. Sig hurle et convoque une série de Glyphes sur la trajectoire de sa Chimère : "accélération", "puissance", "impact", "décharge"... Toutes les idées qu'il peut conjurer pour faire du choc un fracas de fin du monde...

La lance file au-dessus de lui en faisant danser la neige à ses pieds. Bruit blanc. Explosion incandescente.

Sig s'effondre tête en avant, incapable de vérifier si son tir a fait mouche... Son visage heurte la neige, et il sent le froid contre sa joue. Il ferme les yeux.

Au cœur de la vallée, les Exalts clignent des yeux. Certains ont été projetés au sol par la force de la collision... D'autres regardent le tronc enveloppé de flammes bleutées... Celui-ci se fendille soudain, et des fissures se mettent à lézarder la surface de l'arbre-monde.

Tout à coup, dans un déluge de fragments étincelants, l'écorce éclate et se disloque. Des pans entiers chutent en soulevant une couverture de neige et de glace, brisant le glacier. Le souffle ensevelit tout sur son passage, mettant tous les sons en sourdine, emmitouflant le piton fendu dans un manteau immaculé. Comme un linceul fantomatique qui peu à peu se dissipe.

Teija, à moitié allongée dans la neige, tente comme elle peut de reprendre son souffle. Arjun pose un manteau sur les épaules de Rin, alors que Bash s'assoit sur un bout de banquise. Basira saisit l'épaule de Kaizaimon pour empêcher ses jambes de flageoler, tandis qu'Akesha creuse la poudreuse pour en extraire Taru. Ils ont tous les yeux rivés sur l'arbre, dont la base émerge du brouillard...

Une silhouette filiforme perce soudain la nappe opaque, et ils voient tous le dragon — serpentin d'albâtre — traverser la crevasse dans un éclair blanchâtre. Il s'élève vers le firmament, comme une flèche décochée d'un arc, comme un oiseau enfin libéré de sa cage.

Auraq sourit en tapotant le dos de Waru, avant de se détourner telle la diva qu'elle est. Nevenka, qui est déjà passée à autre chose, lance une boule de neige au visage de Fen.

Kojo se laisse tomber dans la neige, exténué. De toute façon, il n'avait plus la force de rester debout. Soulagé, il regarde le ciel noir zébré d'éclairs. Parmi eux, un ruban d'une blancheur irisée se découpe sur les nuages, décrivant des courbes graciles empreintes de liberté. Cela résonne en lui comme une invitation à la célébration, mais tout ce qu'il peut faire, dans son état actuel, c'est l'ange dans la poudreuse.