
Le Concert

Récits
9 juillet 2025
Temps de lecture
393 AC
Les guirlandes de lanternes s'agitent au gré du vent, comme des grelots dont on aurait retiré la petite boule de métal. Elles diffusent leur lumière tamisée et vacillante, comme si de petits feux follets avaient pris place à l'intérieur, petits randonneurs éreintés, installés pour la nuit dans leur tente.
Mais bon courage pour trouver le sommeil, parce que le Mess est tout simplement bondé. Non loin du stand de grillades, où des encornets grésillent au-dessus des flammes, un jongleur au visage peinturluré est en train de faire des cabrioles sans faire tomber aucune de ses boules.
Pendant un bref instant, Nev se dit qu'elle irait bien faire un croche-patte au clown, histoire de lui faire perdre la boule. Mais la beauté du jeu de mots n'est pas suffisante à lui faire braver le fumet des mollusques en train de bronzer sur leur lit de braises. Ouep, pas moyen, elle a encore bien en tête sa précédente indigestion. Trop de calmars l'avait séchée sévère.
Ils étaient nombreux à être descendus du Voyageur : les bouffons, arlequins et peintres du Clan Tisdhera, mais aussi de nouveaux contingents de chaque Faction, venus prêter main forte aux forces d'exploration. Dans l'idée, avoir du renfort n'était pas de refus. Mais dans les faits, ça ne faisait que rallonger la queue aux stands de nourriture. Et ça, c'était vraiment, vraiment pas cool.
Plus par dépit qu'autre chose, elle prend place derrière un mime au visage blanc et larmoyant, qui attend pour sa portion de ragoût. C'est là qu'il y a le moins de monde, et clairement, elle n'a pas trop le temps d'aller chercher un bokhe — bien trop blindé — ou une ficelle alcadienne — le cuistot est bien trop lent. Prenant son mal en patience, elle reste bien à sa place dans la file, comme Fen le lui a appris, même si elle tape du pied pour signifier son ennui.
Pour passer le temps, elle s'intéresse, désabusée, à l'altercation burlesque d'un auguste et de son contre-pitre, qui se disputent l'accès à un appareil photographique. Elle observe un petit garçon agiter un gigantesque pinceau de peinture, jouant avec une carpe qui semble faite de gouache. Un peu comme Blotch. D'ailleurs, où est donc son sous-fifre ?
Flash.
Nev cligne des yeux, éblouie par l'ampoule qui vient de s'enflammer. Quand la vue lui revient, elle se rend compte que le garçon est en train de la regarder avec insistance. Puis il lève la tête et fixe le ciel de ses yeux rêveurs et un peu ensommeillés. Qu'est-ce qu'il lui voulait, au juste ? Elle hausse les épaules. C'était ça, la célébrité, de toute façon. Ça, ou son galbe parfait qui ne manquait pas de captiver les regards…
Les bras croisés sur le torse, elle scanne la foule, et aperçoit à une table ce sacripant de Nosk. Il vient de sortir de son sac une bouteille d'alcool de riz et la contemple avec attention, presque avec affection. Comment ça, son partenaire de beuverie était en train de déboucher une bouteille sans elle ? Ni une ni deux, elle sort du rang et marche dans sa direction. Au diable le ragoût. Elle va pour s'installer en face de lui quand elle se souvient soudain qu'elle est attendue ce soir, et que Fen sera vraiment vénère si elle lui fait faux bond pour des raisons si triviales. Sauf que... elle lorgne sur l'étiquette de la bouteille. La maison Katsubichi était loin d'être triviale.
"Ben, tu t'installes pas ?" dit l'officier de communication en sortant un autre verre pour elle.
"Rhaaaaaa !" hurle-t-elle en se tirant les cheveux.
Nev part en trombe pour s'extraire de ce cruel dilemme.
"Ben..."
Nosk se gratte la tête, un peu déçu, avant de hausser les épaules et de se servir une rasade. Il regarde la silhouette de Nevenka disparaître dans la foule, même si depuis, il s'est habitué à ce genre de sautes d'humeur incompréhensibles. Il aurait bien aimé un peu de compagnie — surtout la sienne — pour déguster ce cépage, mais en fin de compte, ce cru méritait qu'on le savoure avec solennité, pas avec outrance.
Après avoir pris une lampée de saké, il passe en revue les plans de la soirée. Il avait identifié le spot parfait, en face de la scène. De là, il pourra diffuser les plans larges du concert à travers le Gestalt, comme Vera le lui a demandé. Il avait aussi assigné aux autres recrues chargées de l'assister d'autres localisations : vue d'ensemble, plan serré, panorama depuis l'arrière de la scène, même des plans aériens, pour varier les angles de vue. Ensemble, avec lui en chef d'orchestre, ils pourront réaliser de bons plans de coupe, jouer avec les perspectives pour donner un aspect dynamique au montage... Ouais, ça allait faire chauffer la Coalescence jusqu'aux tréfonds du Monolithe ! Enfin, si les Espars et le Tumulte le permettaient…
À vrai dire, même s'il n'est pas plus fan que ça de la musique de BLISS!, il faut avouer que le changement de cadre tombe à point nommé. Après avoir couvert exhaustivement les avancées au sein du Storhvit et les descentes sur les premiers paliers de la Cité des Sages, superviser la diffusion d'un concert, surtout de ce calibre, est une rupture bienvenue avec ses précédentes réals. Au fond, un peu de renouvellement n'a jamais fait de mal.
Un groupe de Bravos s'attable à côté de lui, mettant un terme à ses rêveries. L'un d'eux, un peu balourd, s'assied même sur la table en posant une chope de bière aromatisée à la Sève non loin de lui. Ils se mettent à siffler en levant les yeux au ciel. Nosk les imite, même s'il ne sifflote pas, lui, et voit que la scène Lyra est en train de se diriger dans leur direction. Même si ses projecteurs et ses écrans ne sont pas encore allumés, sa silhouette insectoïde se découpe dans l'obscurité naissante. Yep, c'est l'heure de se bouger s'il veut être en position en temps et en heure. Il finit son verre, et l'essuie délicatement avec un linge avant de le ranger dans son paquetage.
Alors qu'il se faufile hors du Mess, il peut déjà entendre à travers le Gestalt quelques vocalises, des tests son, des ajustements de balance. Depuis les coulisses, Nina lui communique ce qui est en train de se passer sur scène : Fen qui se chauffe la voix, le batteur qui tapote sur sa caisse claire, le claviériste qui pianote distraitement sur son piano kélonique... Dans un coin, Crowbar et le singe ajustent les réglages de leurs instruments respectifs. OK, ça ne va vraiment pas tarder à débuter.
Il presse le pas, grimpe quatre à quatre les marches qui le mèneront jusqu'à son promontoire. Tout occupé à monitorer ce qu'il voit à travers le Gestalt et sa propre progression au sein de l'avant-poste, il manque de bousculer deux silhouettes assises sur une terrasse isolée.
"Oups, désolé !
— Y'a pas de mal !"
Kesh regarde l'officier Ordis en train de s'éloigner, quand elle aperçoit du coin de l'œil des rayons lumineux — bleus, jaunes, roses — commencer à strier le ciel. Les faisceaux des projecteurs jaillissent de la scène et zèbrent même les nuages, avant de se perdre au sein de la voûte étoilée.
"J'ai croisé Moyo récemment. Il te passe le bonjour."
Akesha se tourne vers Saskia, dont le profil s'illumine tour à tour de différentes couleurs.
"Ah ? Comment il va ? Toujours terré au sein des Flèches ?"
La naturaliste Muna secoue la tête.
"Il s'est mis en tête de descendre dans la Cité des Sages.
— Mais pourquoi ?" demande la magicienne en écarquillant les yeux.
Saskia hausse les épaules.
"Pour tester sa connexion avec les Phalènes, probablement."
Akesha se met à balancer ses jambes d'avant en arrière, pensive, tandis que ses talons butent par intermittence sur le muret sur lequel elles sont assises.
"Il est vraiment tombé amoureux de ces bestioles..."
Saskia se tourne vers elle.
"Il n'est pas le seul à être tombé amoureux..."
Kesh se raidit, puis se met à contempler la Chape, en silence. Quand elle le brise, elle peine à articuler, mâchonnant un peu ses mots.
"Je... j'avoue que je les trouve fascinantes."
Saskia pose un doigt sur la joue de la jeune Initiée, et ses yeux, parcourus d'étincelles vertes, rouges ou blanches, se font malicieux.
"Je ne parlais pas de toi, tête de linotte. Je parlais des autres Mages des Flèches."
Kesh fronce le nez, heureuse que l'obscurité dissimule ses joues empourprées. La Muna prend un air plus grave.
"Surtout vu ce qu'ils ont mis au jour en récupérant l'écorce du Nilam..." reprend-elle.
La magicienne penche la tête sur le côté, un peu prise au dépourvu.
"Tu n'es pas au courant ? Ils ont trouvé une larve encore vivante dans le tronc de l'arbre-monde. De la taille d'un poing. Ils sont en train de la faire grandir dans leur laboratoire.
— Une larve ?
— Oui, une chenille enroulée sur elle-même, en dormance. Ils ont fait appel à moi pour l'étudier."
Akesha réprime un frisson.
"Et maintenant, elle fait quelle taille ?"
La Muna écarte de son visage une mèche de ses cheveux blancs.
"Celle d'un chien respectable.
— Yark !" s'exclame l'Initiée avec une moue dégoûtée.
"Ne dis pas ça, elle est très belle, quand on prend la peine de s'y intéresser. Elle est délicate, précautionneuse, voluptueuse..."
Le cœur d'Akesha tambourine dans sa poitrine, alors qu'elle plonge les yeux dans le regard améthyste de son amie.
"On parle bien de la chenille ?"
Saskia ne dit rien, et se contente d'élargir son sourire. Puis elle se détourne, tandis que les enceintes de la scène Lyra commencent à ronfler.
"J'ai peut-être trouvé une piste pour soigner ta sœur."
Kesh est soudain ramenée à la réalité. Au rythme des basses qui se mettent à faire frémir la Chape, son cœur commence à marteler davantage. Saskia se tourne vers elle et pose une main réconfortante sur son dos, l'enlaçant presque.
"Je t'en parlerai quand j'aurais exploré plus avant mon hypothèse, pour ne pas te donner de faux espoirs. Mais je te promets qu'on trouvera une solution. Je t'en fais le serment."
Les larmes aux yeux, Kesh pose sa tête contre l'épaule de la laborantine Muna.
"Merci", murmure-t-elle, sa voix à peine audible face au raffut de la guitare de Crowbar. "Merci du fond du cœur."
Sur l'écran principal de la scène, Fen saisit son micro.
"How can we make things right?
When nothing's right at all
It eats up my mind, can't stop the fall"
Fen lève gracieusement une main au ciel, tout en tenant le micro dans l'autre. Ses notes sont parfaites, comme d'habitude. Et même si la fatigue est là — celle d'une semaine à descendre tous les jours dans les paliers inférieurs —, elle lui dit bien gentiment d'aller à la niche. Elle pouvait être accablée et au fond du trou avant de monter sur scène, mais une fois devant son public, micro en main, elle ouvrait les vannes quoi qu'il arrive et quel que soit son état. Parce qu'en fin de compte, il y a pas de fatigue qui tienne, dans ces moments-là.
"They say forget the height, they say don't look down
But how can I stand tall, when I'm in your thrall?
And hungry is the crown !
(Don't back down)
(Don't back down)"
Orbec recule après avoir lui aussi beuglé dans son micro, et se concentre à nouveau sur les touches de son keytar. Derrière lui, Tam est en train de cogner avec vigueur sur ses toms et ses cymbales. Boona fait consciencieusement vibrer les cordes de sa basse, tout en dévoilant ses crocs... et c'est au tour de Crowbar de se joindre à la cohue.
Les doigts de l'épouvantail glissent sur le manche de sa guitare électrique, la faisant rugir. Sa tête de citrouille headbangue. Chaque note est un cri et, pour cette chanson, une complainte. Parce qu'elle raconte l'histoire d'une personne qui est le jouet du destin et des circonstances.
La Chimère tourne la tête en direction de la chanteuse.
"Like shifting sands, like burning coals
I'm screaming, boiling inside
Do you really think, I will abide"
Fen lui jette un coup d'œil, tandis que leur musique commune s'envole, s'enroule comme une tornade. Il voit bien qu'elle fait appel à l'Ignescence pour tenir la cadence, mais ça ne fait rien. Bientôt, toute l'énergie venant du public va les nourrir, les booster…
"So let me sink, as silence calls
Where I was, a hole in the world
A howl as I..."
Crowbar manque une note, alors qu'une violente migraine secoue sa caboche. Un larsen strident vient faire grincer toutes les dents, tandis que Fen se tient elle aussi la tête, la bouche ouverte et mutique, les yeux écarquillés. Son Alter Ego se tourne vers elle avec une inquiétude inhabituelle, tandis que les autres musiciens continuent de jouer, même s'ils ont clairement remarqué que quelque chose n'allait pas. Alors ils meublent comme ils peuvent, occupent l'espace autant que possible. Mais lui s'est arrêté de jouer, comme l'Altératrice a interrompu son chant.
"A howl as I..."
La chanteuse semble chercher ses mots, bafouille, fixe le public avec une expression de pure horreur. Elle semble prise d'un étourdissement comme elle n'en a jamais eu auparavant. Déjà, dans l'assistance, un brouhaha se diffuse parmi les spectateurs, alors que l'énergie retombe, comme si elle avait été séchée net par ce mot resté coincé dans sa gorge.
"And hungry is the crown !" se met à aboyer Tamati pour essayer de finir le morceau.
Mais alors qu'Orbec improvise un solo, Crowbar se rapproche de Fen, sa guitare ballotant sous son bras et contre ses côtes. Il l'appelle par la pensée, mais elle ne lui répond pas. À la place, il y a juste un bruit blanc, une page vide.
"Qu'est-ce qui se passe ?" hurle-t-il pour se faire entendre de son autre moitié.
Fen se tourne vers lui, les larmes aux yeux et saisie d'effroi. Elle pose une main sur son micro et articule comme elle peut, tremblante comme une feuille.
"Je ne... je ne me souviens plus des paroles..."
Crowbar ne peut s'empêcher de laisser échapper un pépiement de surprise.