
Sur le Bout de la Langue

Récits
9 mai 2025
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393 AC
C'était une sensation plus que désagréable. C'était le sentiment insidieux de la perte d'une paire de lunettes, ou celui de contempler un tableau, au musée, dont le sujet était dessiné en creux, sans pour autant parvenir à en saisir les contours. C'était une parole tue, un vers oublié, une ligne de dialogue délaissée, lors d'une pièce de théâtre... C'était un vide tacite, à côté duquel on pouvait aisément passer. C'était une absence au sein d'une foule, un appel d'air avec les fenêtres fermées, un frissonnement lors du passage d'un fantôme. Son intuition lui hurlait de regarder, mais sa raison demeurait aveugle.
Depuis son entretien clandestin avec Avkan à bord de l'Ouroboros, il avait l'impression permanente d'avoir oublié quelque chose d'important ; comme un mot qui restait sur le bout de la langue, un repère sur une carte, sur lequel il n'arrivait pas à poser le doigt. Cela l'affectait grandement, d'ailleurs. Peut-être plus que de raison. Mais avec le temps, le désarroi était devenu préoccupation, et le tracas s'était mué en hantise.
Waru fait claquer sa langue pour exprimer sa frustration. Se questionner ainsi sur sa capacité à gérer efficacement les dossiers, en invitant le doute, était le meilleur moyen d'appeler l'erreur. Pourtant, il avait multiplié les inadvertances, ces derniers temps. Il n'avait vu venir que trop tard les machinations bureaucratiques de Sigismar, qu'il avait à tort cantonné à un simple soldat. Mais son illustre lignée n'était pas à sous-estimer. Il le savait, désormais. Que trop bien.
Il prend une gorgée de son thé, et s'aperçoit qu'il est froid depuis belle lurette. Il considère un temps l'idée de le réchauffer grâce à l'Altération, mais la met de côté.
Mack ?
Pas de réponse.
Par dépit plus que par nécessité, il saisit le journal, déjà vieux de plusieurs semaines, qui traîne sur son bureau. Il déroule la feuille de chou, la déplie sur ses genoux, avant d'en parcourir les articles, un à un, presque religieusement. Il lit comme pour satisfaire une fringale. Il use de chaque information comme d'une brique au sein de son esprit, pour murer l'espace négatif qui s'y est installé, comme un coucou au sein d'un nid...
Alors qu'il découvre les dernières nouvelles d'Asgartha, il applique une couche de nostalgie sur la plaie, comme on vient rafraîchir un mur écaillé de peinture, en sachant très bien que cette dernière ne va pas tenir. Mais il n'en a cure. Tout ce dont il a besoin, c'est de distraction.
Les mots s'enchaînent au gré des lignes. Il trie les informations, les catalogue, les aiguise dans son esprit comme on affûte de futures armes...
C'était étrange, comme la vie suivait son cours, là-bas. Une fenêtre avait enfin été définie pour la tenue des élections, et les premiers pronostics commençaient déjà à pointer le bout de leur nez : Anuncia possible candidate, évidemment, tout comme Amaro. Mais d'autres prétendants émergeaient petit à petit, dont certains lui étaient inconnus. Y avait-il du danger ? Les résultats dépendraient de la capacité de chaque candidat à présenter les idées qu'il défend, et aussi à anticiper celles avancées par les autres… De sa capacité à saisir l'air du temps. Seules les idées prévaudraient, au final. Et heureusement, ni Anuncia ni Amaro n'étaient des lapins de six semaines... Il tourne la page.
Il y avait quelques nouvelles marquantes dans la rubrique "Culture", dont certaines étaient inquiétantes : l'Eidolon d'Ozma avait du mal à se matérialiser, hormis sous sa forme de princesse guerrière. Y avait-il du grabuge dans le Pays d'Oz, de l'autre côté du Voile ? Quelque chose entravait-il son incarnation, ou nuisait-il à la capacité des mortels à l'imaginer ? Il supposait que les Yzmir étudiaient déjà ce phénomène.
Il y avait aussi l'affaire de l'Œuf du Phénix, dans les "Faits divers". Les rumeurs initiales disaient qu'il avait été subtilisé, que Havre avait été bouclé, même pour les Lyra, et que seuls les Bravos pouvaient désormais y circuler librement. Une armurière du nom de Tessalit Girum, qui avait été nommée pour moderniser les pantins de frappe Bravos, avait été interpellée. Elle était actuellement entendue par les autorités, pour connaître son degré d'implication dans ce larcin...
Waru continue de feuilleter l'Écho d'Arkaster, survolant désormais les titres. Les habitants de la capitale avaient vu des myriades de méduses lunaires — d'habitude confinées à l'intérieur du Magisterium — prendre leur envol et survoler la lagune ensommeillée. Des clichés avaient été pris pour illustrer cette rare occurrence. Au sein des pages "Sport", un article mentionne la défaite surprise de Gericht vaan-Brasht lors d'un duel au Colosseum, face à une impitoyable magicienne Yzmir... Un exploit qu'un seul autre spadassin avait réussi à accomplir avant elle.
Un trou dans le sol, comme le terrier d'un lapin. Un abîme, le sol qui se dérobe. Encore cette sensation, comme une tâche blanche sur l'encre de son esprit...
Waru jette la gazette sur son bureau et regarde par la fenêtre, soucieux. Cette angoisse ne le lâche plus, ces jours-ci. Elle est là, tapie dans les recoins de sa cognition. Elle évolue à la lisière, toujours. Elle ne vient pas des nouvelles qu'il lit, ni même de doutes sur l'avenir de l'Effort de Redécouverte... Elle n'émane pas de la peur de la mort, ni même de celle de l'échec.
Elle vient d'une détresse bien plus profonde, du pressentiment que ce vide est le symptôme précurseur de quelque chose de bien plus grave. C'est la peur de la vieillesse et du déclin. Celle qui verra l'altération de ses facultés intellectuelles. Celle qui petit à petit érodera son intellect. Son esprit tourne en boucle autour de cette idée. Il ne pouvait se le permettre. Il ne pouvait pas l'envisager. Pas alors qu'il restait tant à faire...
Je suis là, vieux frère, résonne enfin une voix dans sa tête.
"Je suis là si t'as besoin, donc hésite pas !" dit-elle l'air enjoué, même si ça semble un peu forcé au final. "En tout cas, ta jambe se remet, c'est une bonne nouvelle".
Depuis son lit, Sunniva observe l'aide-de-camp de l'Aegis avec un soupçon d'amusement, en faisant rouler sur sa langue le bonbon à la myrtille que son amie lui a rapporté en catimini, au nez et à la barbe des infirmières du Rati. Enfin, elle supposait qu'elles étaient amies, désormais.
"Si tu proposes si gentiment, amène-moi une chaise roulante, et on se fait la malle fissa. J'en ai marre de rester au plumard. J'ai la bougeotte."
L'exploratrice voit tout un panel d'émotions se jouer sur le visage de son homologue Ordis, de l'étonnement à l'embarras, en passant par l'inconfort et un peu d'agacement. Mais le plus tordant, dans l'histoire, c'est que Sunniva est sûre que la recrue a sérieusement considéré la faisabilité de l'opération.
"Hé, Sunisa, déstresse. C'était une blague !"
Un soupçon de soulagement, suivi d'une moue blasée. La Bravos convalescente croque dans la bille acidulée, tout en dévisageant attentivement la jeune Ordis. C'est vrai que Sunisa était bizarrement pétrie de contradictions, mais c'était ça qui la rendait intéressante. Pince-sans-rire et droite dans ses bottes, et en même temps, elle devait systématiquement tourner sept fois sa langue dans la bouche, car au fond, elle était loin d'avoir sa langue dans la poche. De la même façon, elle était aussi disciplinée qu'impertinente, surtout face à son supérieur direct. Bref, elle était tout en contrastes, et c'était rafraîchissant. Même si dans le Storhvit, ce n'était pas une chose à laquelle on aspirait habituellement.
"Mais n'empêche, j'en ai marre de rester là à me tourner les pouces", soupire-t-elle toutefois, en guise d'admission.
"Promis, dès que tu seras sur pied, on fera les quatre cents coups."
Même maintenant, Sunniva ne savait toujours pas si Sunisa était plutôt du type à être calme en surface et bouillonnante à l'intérieur, ou bien l'inverse. Ce n'était pas quelque chose qui la tracassait outre-mesure, plutôt une sorte de curiosité innocente. Elle aurait pu creuser davantage, ou bien donner sa langue au chat et laisser cette énigme en suspens. Ce n'était pas ça qui comptait, au final. L'important, c'était que Sunisa était passée plusieurs fois la voir, depuis leur brève discussion autour du feu de camp, alors que rien ne l'y obligeait. Il ne fallait pas se mentir, c'était une distraction plus que bienvenue, et elle lui en était reconnaissante. C'était inutile d'aller chercher midi à quatorze heures.
"Quoi ? Genre, faire les boutiques ?" se permet-elle d'ajouter.
Un sourire illumine les traits de la recrue Ordis.
"Je doute qu'une enseigne de prêt-à-porter ait ouvert dans le Storhvit, mais qui sait ? On n'est jamais à l'abri d'une nouvelle extravagance des Lyra...
— Hé, mais c'est que t'es une vraie langue de vipère, ma parole ! C'était plutôt une bonne idée, la station thermale."
Sunisa lève les yeux au ciel, mais ne peut empêcher ses joues de rosir légèrement.
"Qu'est-ce que tu veux ? Mes parents m'ont toujours dit que j'avais la langue trop pendue. Que ça allait me jouer des tours..."
Sunniva fronce les sourcils, perplexe.
"Moi j'aime bien. Et pour l'instant, ça semble plus te réussir que l'inverse."
Sunisa hausse les épaules, sans répondre. Au lieu de ça, elle se lève et fait quelques pas vers l'entrée de la yourte, soulevant un pan de tente pour regarder au-dehors. À l'extérieur, on entend les forces d'exploration s'affairer.
"Vous allez bientôt lever le camp ?" s'enquiert l'éclaireuse Bravos.
Sunisa acquiesce, tandis qu'un courant d'air glacial s'invite à l'intérieur.
"Les Exalts vont avoir besoin de tout notre soutien..." muse-t-elle, un peu préoccupée, tandis qu'un léger silence s'installe entre elles, comme un non-dit, comme un espace blanc qui malgré les sons ouatés par la neige, hurle son existence au monde. Sunniva en saisit les miettes.
"C'est du sérieux, hein ?"
La soldate Ordis se tourne vers elle, l'air aussi rassurant que possible.
"On va s'en sortir."
Sunniva ouvre le paquet de bonbons, et en fourre un autre dans sa bouche. Goût framboise. Quand elle traduit machinalement ces simples mots à l'aune de la langue de bois protocolaire, ça pourrait vouloir dire "pas sûr qu'on revienne". Sa main se crispe, et elle serre les dents. Jamais un plâtre ne lui a paru si étouffant.
Pour elle, ça avait toujours été une évidence : elle paraissait insouciante de prime abord, mais quand on prenait la peine de creuser, les braises étaient toujours aussi chaudes dans le foyer de son âme...