Teija & Nauraa

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  • Lore

  • 4 février 2024

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Autour d'elle, la terre est noirâtre, sinistre et brumeuse, comme si une pénombre étrangère était tombée et avait enlacé les sous-bois fangeux. Il y a quelques jours, cet endroit était encore bucolique : des musaraignes se faufilaient dans les hautes herbes, des insectes bourdonnaient au-dessus des eaux tranquilles des mares... Teija s'agenouille et ramasse précautionneusement la petite forme affalée dans la boue nauséabonde. Elle expire soudain, les yeux mi-clos. Par-delà les sens, au-delà de sa perception, elle sent se déployer les veinules du Skein, la grande tapisserie qui lie toutes les choses entre elles. Au sein de ce canevas grandiose, de ce réseau immense et infini, l'aura du petit animal qu'elle infuse de sa propre énergie brille et pulse faiblement. Le petit passereau frétille au creux de ses mains, exténué, son petit cœur tambourinant fort pour se cramponner à la vie, et elle l'aide de toutes ses forces, de toute son âme...

Soudain, l'oiseau reprend de l'aplomb et se redresse, ébouriffant ses plumes, battant des ailes. Teija soupire de soulagement. S'il devra s'habituer à ses nouvelles teintes et aux petites excroissances de chitine qui ont recouvert une partie de son plumage, il vivra un jour de plus. Comme ce petit volatile, la faune et la flore du Marais de Kiragata ont été frappées de plein fouet par les sombres effluves du Fagn, et il reste tant à faire pour sauver ce qui peut encore l'être. Après avoir caressé le passereau, elle le laisse sur une branche d'arbre morte et défigurée. Puis elle grimpe sur le dos de Nauraa, le renard géant qui lui sert de compagnon, et accessoirement de monture. Lui aussi semble un brin agité tandis qu'ils s'enfoncent dans les paysages altérés, grelottant sous son pelage à chaque pas.

Le paysage a été tellement chamboulé qu'elle ne reconnaît rien. Là où quelques jours auparavant, il n'y avait que de l'herbe orange à perte de vue et des étangs pastoraux, des coraux gargantuesques ont poussé de la terre, éclairant la bruyère d'un éclat rougeoyant. Là où des arbres épineux s'élançaient vers le ciel, des structures étranges s'étirent à leur place, façonnées comme les vagues immobiles d'une houle pétrifiée. Il y a aussi cette odeur de charogne qui flotte dans l'air. De nombreux animaux ont dû fuir dans les écosystèmes voisins, et ceux qui ne l'ont pas fait ont dû périr, dévorés par la tourbe corrompue... ou pire, être contaminés par le Fagn jusqu'à en devenir méconnaissables. Teija sent monter en elle un soupçon d'amertume. Il y a encore tant à faire ici. Et pourtant, dans quelques mois, elle devra partir au sein de la Terra Incognita avec les autres Exalts...

Bien sûr, d'autres Muna resteront ici pour tenter d'endiguer l'expansion du Fagn. Des renforts bravos sont venus en soutien à sa Faction pour protéger les communautés qui vivent dans les parages, de puissants Yzmir sont arrivés pour juguler la menace magique qui pèse sur ces lieux… Mais ce départ forcé lui laisse un goût d'inachevé, presque d'abandon. Au fil des années, de nombreuses espèces sentientes en sont venues à dépendre d'elle pour les défendre et les secourir... Est-ce que cela ne revenait pas à les trahir ? Mais en son for intérieur, elle sait que la solution n'est pas ici. Malgré leurs efforts, le mal gagne du terrain, inarrêtable, inéluctable. Peut-être que leurs pérégrinations les aideront à trouver un remède ?

Nauraa glapit soudain, et Teija met rapidement ses réflexions de côté. Si son Alter Ego est un peureux doublé d'un paresseux notoire, son flair est incomparable quand il s'agit de détecter le danger. Et depuis la cérémonie du Musubi, leurs sens sont encore plus en phase qu'auparavant. Elle peut le sentir dans l'air, quelque chose rôde non loin, quelque chose qui n'est pas à sa place en ces lieux. L'odeur n'est pas familière. Elle n'est pas bienveillante. Aux aguets, elle observe les environs, scrutant au-delà des branches de corail, essayant de faire fi de leur lueur carmine. Elle hume l'air comme le ferait une bête, tend l'oreille pour déceler le moindre bruit suspect... La voix de Nauraa tonne dans sa tête : "Nous ne sommes pas seuls".

Le silence est à couper au couteau, l'air saturé de moiteur se refroidit brusquement. Elle l'aperçoit soudain du coin de l'œil, un éclair noir zigzaguant entre les récifs écarlates. Teija bondit subitement au sol tandis que Nauraa s'abaisse et grogne en signe d'intimidation. Son poil est hérissé, sa gueule dévoile ses dents acérées. S'éloignant de son Alter Ego pour pouvoir prendre l'intrus en étau, l'Altératrice transforme le sol pour le rendre moins vaseux, plus facile à arpenter. Sa lame d'ivoire au clair, elle attend que leur assaillant se rue vers elle. Ses pieds s'ancrent dans le sol alors qu'elle se prépare à encaisser la charge, ses yeux s'étrécissent face au danger. Elle la voit clairement, désormais, laissant dans son sillage un nuage moite et fuligineux.

La Chimère noire feule, hystérique et frénétique. Elle s'ébroue, comme en proie à une indicible souffrance. Quand les êtres et les choses sont corrompus par le Fagn, ils se mettent à exhiber des mutations néfastes. Comme si le Fagn était une singularité du Tumulte vomissant exclusivement des idées négatives et viciées. Il lui faudra avant tout l'apaiser. Elle l'étudie attentivement tandis que l'abomination la scrute en retour. Sa queue de serpent, son torse de panthère, sa tête de blaireau... Ses écailles de jais frémissent et se hérissent au gré de sa respiration, ses muscles saillants glissent sous sa fourrure... Ses pattes semblent puissantes, prêtes à déchiqueter tout ce qui passerait à proximité. Teija le sait par avance, elle sera vive et sinueuse. Sa queue s'enroule soudain, s'apprêtant à...

Teija bondit sur le côté, esquivant le jaillissement de la créature. Du coin de l'œil, elle voit les griffes du monstre cisailler l'air là où elle se tenait il y a seulement une fraction de seconde de cela. En invoquant le Skein, elle observe le monstre tandis qu'elle roule sur le côté, décelant toutes les idées immatérielles qui la gangrènent : ici, l'idée de "douleur", là, celle de "destruction". Les termes "impulsion", "acide", "transpiration" et "cire" se sont aussi greffés au niveau de sa queue. C'est pour cette raison que l'appendice de la créature suinte et laisse derrière elle un sillon de liquide pâteux et fumant, que ses écailles se soulèvent et s'abaissent pour exsuder une sorte de pus chuintant...

La Chimère s'élance vers le renard géant, offrant à Teija l'ouverture qu'elle attendait. Elle ne se fait pas prier, et fond à son tour vers le monstre. De sa lame, elle élague deux autres idées portées par la bête : d'un côté le concept "acide" qu'elle a réussi à isoler au sein de son adversaire, et de l'autre, le "gigantisme" manifeste dont est affublée la créature. Elle n'a hélas pas le temps de se montrer créative, et relâche ces deux aspects dans la nature. Le premier se greffe sur un corail évasé, le transformant en un amas de polypes suppurants, et l'autre atterrit malencontreusement sur Nauraa, lui faisant soudain prendre des proportions totalement démesurées.

Après avoir pirouetté sur le sol sableux, Teija, les yeux exorbités, observe son renard devenu haut comme un clocher de village. Voilà qui n'était pas prévu au programme. Nauraa secoue la patte avec panique, voyant la Chimère accrochée comme une tique à son pelage. Mais les griffes acérées du monstre chimérique n'ont pas réussi à percer l'épaisseur de poils roux de son Alter Ego. Un peu rassuré, Nauraa dépose la créature sur le sol, presque avec tendresse, avant de se redresser en faisant trembler le sol de tout son poids. Précautionneusement, Teija s'approche du monstre devenu plus petit et cisaille les idées de "douleur" et de "destruction" qui la parasitent. Elle absorbe la première en serrant les dents, et enferme la seconde dans sa gourde en vue de la relâcher plus tard, dans un environnement sécurisé.

Teija halète, ressentant la douleur dont était affublée la Chimère. Pas étonnant qu'elle ait été agressive. Il lui faudra dissiper cette souffrance lancinante plus tard, quand elle sera en sécurité au sein d'une enclave de la Faction. Elle s'approche de la créature altérée, qui aboie et jappe à son encontre, encore craintive. Mais toute combativité semble l'avoir quittée. Elle pose une main sur sa fourrure, et la caresse calmement. La Chimère lèche sa main en retour, la mordille de manière joueuse. La druidesse ébouriffe une dernière fois ses poils avant de la relâcher dans la nature, regardant sa silhouette disparaître penaudement derrière un rocher, sans demander son reste.

Il y en aura d'autres, bien sûr. D'autres êtres affectés par le Fagn, d'autres formes animales ou végétales à tranquilliser... Le marais sombre transforme des créatures pour en faire ses émissaires, et semer ruine et destruction dans les environs. Ce sera probablement pire au sein des Terres du Tumulte, là où il a été laissé libre d'agir, sans l'influence des êtres humains pour l'amoindrir. Teija s'étire, ressentant encore la douleur lancinante parasiter son être. Peut-être se baignera-t-elle dans les sources chaudes, ce soir, pour chasser les courbatures et les élancements du voyage. Elle laisse son esprit vagabonder quelques instants, massant son épaule endolorie.

C'est au tour de Nauraa de se pencher vers elle. Ses yeux gigantesques la toisent, brillant d'un éclat doré. Elle rengaine son arme, nullement effarouchée par sa taille disproportionnée. Elle pourrait s'allonger et faire une sieste sur son museau, à l'heure actuelle. Le renard la regarde avec avidité. Elle sait ce qu'il veut, et commence à farfouiller dans sa besace. Nauraa et elle ont bien mérité un bref entracte avant de reprendre leur route. Et quoi qu'il arrive, il lui faudra bien régler cette histoire de "gigantisme" avant de repartir. En se tournant vers Nauraa, elle voit que son l'Alter Ego l'observe avec trépidation, attendant sa friandise coutumière. Mais il est clair qu'avec cette taille, jamais il ne se contentera d'un si petit encas...